L’avenir de la recherche :
« Pourquoi consacrer sa vie à des périodes dont plusieurs siècles nous séparent ? L’historien qui choisit de se perdre dans un temps révolu éprouverait-il la secrète mélancolie de l’inappartenance au jour présent ? Ou bien l’obscure anticipation de sa propre caducité ? Est-il animé par le désir de fuir le monde où le hasard l’a placé ? À moins que ce ne soit cette certitude : nous sommes les héritiers de paroles jadis murmurées entre les murs d’un cloître ou proférées par un maître en un matin lointain du Moyen Âge dont plus personne n’a gardé la mémoire. Nous serions les lecteurs amnésiques de mots qu’un auteur du passé aurait laissés sur une feuille de parchemin.
La question est peut-être plutôt celle-ci : comment ne pas percevoir la nécessité primordiale des recherches dans ce qu’on nomme les humanités ? Imagine-t-on la Renaissance dépeuplée de ses artistes, de ses philosophes, de ses écrivains et de ses poètes ? Un monde où le Quattrocento n’aurait compté que des marchands et des banquiers calculant au plus près la rentabilité de leurs investissements ? Une Florence où les princes médicéens n’auraient eu d’yeux que pour leur industrie ? Sans le long détour patient, érudit et lumineux par l’étude des sources antiques, quels déserts auraient été les XVe et XVIe siècles ! Or la Renaissance, par sa notoriété et sa définition en abyme, n’est que l’exemple le plus visible de la nécessité où nous sommes de conserver, d’entretenir et d’approfondir les liens qui nous rattachent aux époques passées. Une société de producteurs et de consommateurs, qui ne se soucierait que de rentabilité immédiate, serait sans doute très performante à court terme ; mais en cessant le retour vers ce qui fut, elle perdrait toute profondeur et tout avenir, car elle signerait l’arrêt de mort de la civilisation qui l’a fait naître et qui jusqu’alors lui donnait sa substance. Certains aujourd’hui jugent inessentielles les lettres, la philosophie et l’histoire au prétexte que le progrès des sciences nouvelles les aurait frappées d’obsolescence. Aurions-nous donc subitement cessé d’être humains au point que les humanités puissent nous apparaître comme des vieilleries “ornementales”, sans doute “formidables”, mais dont on “ne voit vraiment pas pourquoi” il faudrait y consacrer du temps et de l’argent ? Il y a chez celui qui voue sa vie à étudier les sources que les hommes du Moyen Âge nous ont laissées en héritage la conviction que, à son humble niveau, tel un maçon contribuant par quelques briques à un immense édifice, il assure la pérennité de la civilisation contre les inextinguibles forces de la barbarie. Parfois le sujet qu’il scrute paraît dérisoire à celui qui ne s’est pas plongé dans sa discipline et sa période : mais toutes les sommes sérieuses qui définissent la connaissance que l’on transmet sont tissées de ces milliers de petits travaux. Empêchez le travail de ces maçons et la tour disparaîtra dans les ruines, emportant jusqu’aux producteurs eux-mêmes qui étaient l’objet de toutes les attentions.
Se résoudre à penser que les hommes des siècles disparus auraient vécu en vain serait trop manifestement se résigner soi-même à être simplement anéanti. Les liens que nous tissons avec cette partie de l’humanité qui nous a précédés, cette continuité que nous tentons d’instaurer entre elle et nous, n’est-elle pas pour nous la seule espérance d’une petite parcelle d’éternité ? Comme si l’humanité était un long cortège passant devant un mince rayon lumineux ; dans ce bref laps de temps où ils sont illuminés, les hommes ont la latitude de vivre, de créer et de transmettre, avant de regagner la longue nuit. Ce que nous faisons, pensons et créons, nous espérons qu’à leur tour ceux qui nous succéderont sauront le transmettre ou, le cas échéant, le retrouver.
Il m’est arrivé qu’un étudiant me demande pourquoi je ne faisais pas cours tous les jours. Je lui répondis que j’étais aussi un chercheur. “Mais il y a encore des choses à trouver sur le Moyen Âge ?” me demanda-t-il avec une troublante incrédulité. À ses yeux, peut-être, le professeur tirait son savoir d’une révélation parfaite susurrée une fois pour toutes par un ange féru d’histoire? Les bibliographies longuement commentées ne lui avaient visiblement pas appris que les recherches incessantes et toujours renouvelées des historiens conduisent régulièrement l’enseignement de l’histoire à des mises à jour, des amendements, et parfois des mutations radicales. À supposer même que l’on soit parvenu à exhumer, lire, étudier toutes les sources possibles livrées par les mille ans qui forment le Moyen Âge – ce qui semble, pour le moins, improbable –, la tâche serait-elle achevée ? Le nécromant ne se contente pas d’invoquer les morts ; il leur pose des questions. Qui peut concevoir un seul instant que toutes les questions possibles à l’adresse de ces siècles révolus aient été posées ? Un tel terme signifierait simplement que nous aurions cessé de penser. Les siècles qui se succèdent suscitent de nouvelles questions sur les siècles qui les ont précédés. Chaque génération fait revivre ces mêmes siècles écoulés en les éclairant d’une lumière changeante. Ce n’est pas qu’il soit souhaitable que l’historien fasse entrer de force une époque lointaine dans des problèmes qui sont nés en son propre temps, car il commettrait alors un bien fâcheux anachronisme. Mais les générations de chercheurs qui se suivent, prenant appui sur leurs aînés, créent de nouvelles nefs qui voguent dans des océans encore largement insoupçonnés. La mer est vaste, infinie ; il s’agit de la pensée humaine, rien de moins. »
Des codex talismaniques (p. 11-14)
Dans l’antre sacré (p. 49-52)
Extrait court
« Pourquoi consacrer sa vie à des périodes dont plusieurs siècles nous séparent ? L’historien qui choisit de se perdre dans un temps révolu éprouverait-il la secrète mélancolie de l’inappartenance au jour présent ? Ou bien l’obscure anticipation de sa propre caducité ? Est-il animé par le désir de fuir le monde où le hasard l’a placé ? À moins que ce ne soit cette certitude : nous sommes les héritiers de paroles jadis murmurées entre les murs d’un cloître ou proférées par un maître en un matin lointain du Moyen Âge dont plus personne n’a gardé la mémoire. Nous serions les lecteurs amnésiques de mots qu’un auteur du passé aurait laissés sur une feuille de parchemin.
La question est peut-être plutôt celle-ci : comment ne pas percevoir la nécessité primordiale des recherches dans ce qu’on nomme les humanités ? Imagine-t-on la Renaissance dépeuplée de ses artistes, de ses philosophes, de ses écrivains et de ses poètes ? Un monde où le Quattrocento n’aurait compté que des marchands et des banquiers calculant au plus près la rentabilité de leurs investissements ? Une Florence où les princes médicéens n’auraient eu d’yeux que pour leur industrie ? Sans le long détour patient, érudit et lumineux par l’étude des sources antiques, quels déserts auraient été les XVe et XVIe siècles ! Or la Renaissance, par sa notoriété et sa définition en abyme, n’est que l’exemple le plus visible de la nécessité où nous sommes de conserver, d’entretenir et d’approfondir les liens qui nous rattachent aux époques passées. Une société de producteurs et de consommateurs, qui ne se soucierait que de rentabilité immédiate, serait sans doute très performante à court terme ; mais en cessant le retour vers ce qui fut, elle perdrait toute profondeur et tout avenir, car elle signerait l’arrêt de mort de la civilisation qui l’a fait naître et qui jusqu’alors lui donnait sa substance. Certains aujourd’hui jugent inessentielles les lettres, la philosophie et l’histoire au prétexte que le progrès des sciences nouvelles les aurait frappées d’obsolescence. Aurions-nous donc subitement cessé d’être humains au point que les humanités puissent nous apparaître comme des vieilleries “ornementales”, sans doute “formidables”, mais dont on “ne voit vraiment pas pourquoi” il faudrait y consacrer du temps et de l’argent ? Il y a chez celui qui voue sa vie à étudier les sources que les hommes du Moyen Âge nous ont laissées en héritage la conviction que, à son humble niveau, tel un maçon contribuant par quelques briques à un immense édifice, il assure la pérennité de la civilisation contre les inextinguibles forces de la barbarie. Parfois le sujet qu’il scrute paraît dérisoire à celui qui ne s’est pas plongé dans sa discipline et sa période : mais toutes les sommes sérieuses qui définissent la connaissance que l’on transmet sont tissées de ces milliers de petits travaux. Empêchez le travail de ces maçons et la tour disparaîtra dans les ruines, emportant jusqu’aux producteurs eux-mêmes qui étaient l’objet de toutes les attentions.
Se résoudre à penser que les hommes des siècles disparus auraient vécu en vain serait trop manifestement se résigner soi-même à être simplement anéanti. Les liens que nous tissons avec cette partie de l’humanité qui nous a précédés, cette continuité que nous tentons d’instaurer entre elle et nous, n’est-elle pas pour nous la seule espérance d’une petite parcelle d’éternité ? Comme si l’humanité était un long cortège passant devant un mince rayon lumineux ; dans ce bref laps de temps où ils sont illuminés, les hommes ont la latitude de vivre, de créer et de transmettre, avant de regagner la longue nuit. Ce que nous faisons, pensons et créons, nous espérons qu’à leur tour ceux qui nous succéderont sauront le transmettre ou, le cas échéant, le retrouver.
Il m’est arrivé qu’un étudiant me demande pourquoi je ne faisais pas cours tous les jours. Je lui répondis que j’étais aussi un chercheur. “Mais il y a encore des choses à trouver sur le Moyen Âge ?” me demanda-t-il avec une troublante incrédulité. À ses yeux, peut-être, le professeur tirait son savoir d’une révélation parfaite susurrée une fois pour toutes par un ange féru d’histoire? Les bibliographies longuement commentées ne lui avaient visiblement pas appris que les recherches incessantes et toujours renouvelées des historiens conduisent régulièrement l’enseignement de l’histoire à des mises à jour, des amendements, et parfois des mutations radicales. À supposer même que l’on soit parvenu à exhumer, lire, étudier toutes les sources possibles livrées par les mille ans qui forment le Moyen Âge – ce qui semble, pour le moins, improbable –, la tâche serait-elle achevée ? Le nécromant ne se contente pas d’invoquer les morts ; il leur pose des questions. Qui peut concevoir un seul instant que toutes les questions possibles à l’adresse de ces siècles révolus aient été posées ? Un tel terme signifierait simplement que nous aurions cessé de penser. Les siècles qui se succèdent suscitent de nouvelles questions sur les siècles qui les ont précédés. Chaque génération fait revivre ces mêmes siècles écoulés en les éclairant d’une lumière changeante. Ce n’est pas qu’il soit souhaitable que l’historien fasse entrer de force une époque lointaine dans des problèmes qui sont nés en son propre temps, car il commettrait alors un bien fâcheux anachronisme. Mais les générations de chercheurs qui se suivent, prenant appui sur leurs aînés, créent de nouvelles nefs qui voguent dans des océans encore largement insoupçonnés. La mer est vaste, infinie ; il s’agit de la pensée humaine, rien de moins. »
(p. 82-86)
Des codex talismaniques (p. 11-14)
Dans l’antre sacré (p. 49-52)
Extrait court