Des codex talismaniques :
« Le bout des doigts se pose avec précaution sur le papier de l’épais volume. Le murmure des lecteurs s’estompe, le bavardage du personnel de la bibliothèque s’est assourdi, même les klaxons qui longent l’Arno sont devenus lointains, presque imperceptibles. Les feuillets qui tournent doucement sont dépourvus d’enluminures, bien sûr : pas de lettrines infiltrées d’or, pas de miniatures chatoyantes ni de bordures somptueuses. Ce manuscrit n’était pas un présent ornementé destiné à un prince : c’était un ouvrage voué à être utilisé par un adepte de l’art magique. Pourtant l’écriture est assez soignée : une main anonyme du XVe siècle a copié cette compilation de textes d’après un modèle plus ancien, en une graphie élégante – une gothique textualis. Pendant longtemps, les propriétaires successifs de ce codex ont dû prendre bien soin de le dissimuler au tout-venant, car il regorge de traités explicitement censurés – de quoi donner le vertige à un théologien un tant soit peu informé. J’imagine l’un de ses premiers possesseurs : il conserve au fond d’un coffre ce trésor sulfureux ; le cœur craintif, il tourne les pages comme je le fais aujourd’hui. Il guette les bruits de pas qu’il a cru entendre dans le couloir qui mène à sa chambre. Comme le silence de la nuit s’est de nouveau installé, il se replonge fiévreusement dans sa lecture à la lueur haletante de la chandelle. Ce codex – je le tiens de travaux de chercheurs qui m’ont précédé – renferme des pépites : les uniques témoins de quelques textes magiques disparus dans les confiscations et les bûchers.
Je tourne délicatement les feuillets ; mes mains tremblotent en manipulant ce papier aux rebords fragiles. Ma voisine est plongée dans un énorme in-folio. J’ai eu le privilège, tout à l’heure, d’attirer son attention en pianotant sur le clavier de mon ordinateur portable. Elle m’a fait comprendre que le bruissement des touches la perturbait. Je me suis confondu en excuses, mais je ne me sens pas rassuré pour autant : si l’Église avait su valoriser les talents des femmes, elle aurait été promue inquisitrice. Elle examine son imposant psautier richement décoré, en poussant de temps en temps des soupirs agacés – c’est peut-être le râle des pages que j’effleure de ma main qui la gêne? Un petit rire sardonique résonne dans ma tête. Mon manuscrit commence pourtant sagement par un Liber Thebit Benchorat de scientia omigarum id est ymaginum, “Livre de Thebit Benchorat sur la science des images”, un traité qui explique comment attirer le pouvoir des astres et l’imprimer dans des figurines talismaniques, comme on graverait une musique dans un disque vinyle. On coule dans du bronze, de l’étain, du plomb, de l’argent ou de l’or une petite figure en forme de scorpion à un moment où, dans la carte du ciel, domine une certaine configuration des astres – que je ne révélerai pas. Une fois la statuette fabriquée, on l’enterre tête en bas aux quatre coins de la zone qui est infestée de scorpions. Alors il ne reste plus qu’à admirer l’effet produit : les scorpions s’enfuient ! Un autre texte conservé ailleurs relate une utilisation de ce même talisman dans le contexte de la guerre de Cent Ans : la zone est le royaume de France, et les scorpions sont les Anglais? Les pouvoirs des autres talismans excèdent de très loin les vertus d’un insecticide : obtenir une faveur d’un puissant, faire prospérer ses affaires, provoquer un coup de foudre entre deux personnes, nuire à un individu, détruire une ville? Rien de très original pour le moment. Ce texte passionnant mais bien connu est, en fait, fort innocent : il ne comprend aucune invocation à des esprits supérieurs et c’est la raison pour laquelle il est le seul à avoir échappé, au XIIIe siècle, à une célèbre condamnation des ouvrages magiques. On le trouve donc dans de nombreux manuscrits. C’est comme si l’on avait cherché à déjouer la censure en le plaçant en début du codex, un peu à l’instar de contrebandiers qui dissimulent dans des conteneurs, derrière des caisses de produits industriels, une cargaison d’armes ou de stupéfiants. »
Dans l’antre sacré (p. 49-52)
L’avenir de la recherche (p. 82-86)
Extrait court
« Le bout des doigts se pose avec précaution sur le papier de l’épais volume. Le murmure des lecteurs s’estompe, le bavardage du personnel de la bibliothèque s’est assourdi, même les klaxons qui longent l’Arno sont devenus lointains, presque imperceptibles. Les feuillets qui tournent doucement sont dépourvus d’enluminures, bien sûr : pas de lettrines infiltrées d’or, pas de miniatures chatoyantes ni de bordures somptueuses. Ce manuscrit n’était pas un présent ornementé destiné à un prince : c’était un ouvrage voué à être utilisé par un adepte de l’art magique. Pourtant l’écriture est assez soignée : une main anonyme du XVe siècle a copié cette compilation de textes d’après un modèle plus ancien, en une graphie élégante – une gothique textualis. Pendant longtemps, les propriétaires successifs de ce codex ont dû prendre bien soin de le dissimuler au tout-venant, car il regorge de traités explicitement censurés – de quoi donner le vertige à un théologien un tant soit peu informé. J’imagine l’un de ses premiers possesseurs : il conserve au fond d’un coffre ce trésor sulfureux ; le cœur craintif, il tourne les pages comme je le fais aujourd’hui. Il guette les bruits de pas qu’il a cru entendre dans le couloir qui mène à sa chambre. Comme le silence de la nuit s’est de nouveau installé, il se replonge fiévreusement dans sa lecture à la lueur haletante de la chandelle. Ce codex – je le tiens de travaux de chercheurs qui m’ont précédé – renferme des pépites : les uniques témoins de quelques textes magiques disparus dans les confiscations et les bûchers.
Je tourne délicatement les feuillets ; mes mains tremblotent en manipulant ce papier aux rebords fragiles. Ma voisine est plongée dans un énorme in-folio. J’ai eu le privilège, tout à l’heure, d’attirer son attention en pianotant sur le clavier de mon ordinateur portable. Elle m’a fait comprendre que le bruissement des touches la perturbait. Je me suis confondu en excuses, mais je ne me sens pas rassuré pour autant : si l’Église avait su valoriser les talents des femmes, elle aurait été promue inquisitrice. Elle examine son imposant psautier richement décoré, en poussant de temps en temps des soupirs agacés – c’est peut-être le râle des pages que j’effleure de ma main qui la gêne? Un petit rire sardonique résonne dans ma tête. Mon manuscrit commence pourtant sagement par un Liber Thebit Benchorat de scientia omigarum id est ymaginum, “Livre de Thebit Benchorat sur la science des images”, un traité qui explique comment attirer le pouvoir des astres et l’imprimer dans des figurines talismaniques, comme on graverait une musique dans un disque vinyle. On coule dans du bronze, de l’étain, du plomb, de l’argent ou de l’or une petite figure en forme de scorpion à un moment où, dans la carte du ciel, domine une certaine configuration des astres – que je ne révélerai pas. Une fois la statuette fabriquée, on l’enterre tête en bas aux quatre coins de la zone qui est infestée de scorpions. Alors il ne reste plus qu’à admirer l’effet produit : les scorpions s’enfuient ! Un autre texte conservé ailleurs relate une utilisation de ce même talisman dans le contexte de la guerre de Cent Ans : la zone est le royaume de France, et les scorpions sont les Anglais? Les pouvoirs des autres talismans excèdent de très loin les vertus d’un insecticide : obtenir une faveur d’un puissant, faire prospérer ses affaires, provoquer un coup de foudre entre deux personnes, nuire à un individu, détruire une ville? Rien de très original pour le moment. Ce texte passionnant mais bien connu est, en fait, fort innocent : il ne comprend aucune invocation à des esprits supérieurs et c’est la raison pour laquelle il est le seul à avoir échappé, au XIIIe siècle, à une célèbre condamnation des ouvrages magiques. On le trouve donc dans de nombreux manuscrits. C’est comme si l’on avait cherché à déjouer la censure en le plaçant en début du codex, un peu à l’instar de contrebandiers qui dissimulent dans des conteneurs, derrière des caisses de produits industriels, une cargaison d’armes ou de stupéfiants. »
(p. 11-14)
Dans l’antre sacré (p. 49-52)
L’avenir de la recherche (p. 82-86)
Extrait court