
Curiosités souterraines :
« Le meilleur d’entre nous se fait appeler “la Taupe”. La spéléo a déterminé ses choix de vie. Il concentre tous les traits propres à son activité de prédilection ; je vois en lui une sorte de créature idéale, façonnée par le trou, adaptée à ses normes. Tantôt chauve (“à cause du casque qui polit le crâne”, dit-il), tantôt échevelé, il arbore une barbe fournie qui le préserve des embruns. Ses yeux, logés dans des orbites bien marquées, sont brillants ; il a le nez aplati et les pommettes saillantes. Son menton, volontaire, semble indiquer sa détermination : toujours prêt à casser du caillou ! Plutôt mince, au physique ramassé, il est doté de mains en forme de battoir et possède des muscles en béton qui ne goûtent guère les assouplissements. Par chance, il habite non loin des trous qu’il peut aller fouiller aisément, dans une antique masure en pierre sèche construite sur le causse. Celle-ci ne peut contenir tout son matériel, qui déborde dans le jardin. De manière générale, le spéléo vit en autarcie, dans des conditions qui lui rappellent le gouffre ; cela lui garantit une préparation physique et mentale permanente, en attendant la prochaine expédition. Son véhicule – un vieux diesel de préférence – tombe en ruine ; il ne dédaigne pas le bricoler lui-même. La carcasse enduite d’argile pue le carbure. Sur les chemins tortueux du karst, il en tirera le maximum. Mais la surface n’est pas son affaire. Respectant les clôtures et les champignons, il ne fait que passer. On lui accorde alors volontiers de traverser un terrain privé pour accéder à un trou. Puis les autochtones, curieux, l’invitent à raconter ses aventures : “Qu’y a-t-il là-dessous ?” Le spéléo est dans l’embarras. Il n’y a rien “là-dessous” hormis le “dessous” lui-même. Pour donner le change, il peut glorifier certains massifs cristallins ou inventer des questions à caractère pratique : demander, par exemple, où s’écoule une rivière souterraine. Mais il le sait pourtant? Les colorants l’ont déjà instruit. Je me rappelle avoir provoqué un mouvement de panique dans un coin reculé du Béarn. L’ouverture du gouffre que je convoitais se trouvait à proximité d’une ferme où vivaient deux frères. L’endroit m’intéressait particulièrement, car un petit cours d’eau serpentait au fond d’un puits de 70 mètres. Cette rivière souterraine se développait en galerie avant de disparaître dans l’éboulis d’une trémie. Au cours de mon exploration, j’observai l’érosion du calcaire qui avait dégagé des ammonites de pyrite de fer en parfait état, échouées sur des bancs de sable. Je prélevai quelques spécimens avant de retourner en surface. “Qu’avez-vous trouvé ?” me lança l’un des frères lorsque j’approchais de la ferme. Situation exceptionnelle : je rapportais quelque chose ! Heureux de satisfaire pour une fois les attentes de mon interlocuteur, je commençai à vider mes poches quand l’homme prit la fuite en s’écriant, épouvanté : “Dans le trou ! Des escargots ! En fer !” J’ai regretté la scène, mais la genèse des ammonites pyriteuses semblait trop longue à raconter dans cette ferme du Béarn. Le spéléo ferait peut-être mieux d’expliquer pourquoi il se donne tant de peine pour un voyage en apparence si futile. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, mais ce questionnement aussi le met dans l’embarras ; le passionné des gouffres pratique peu l’analyse. En outre, l’exploration se vit comme un besoin impérieux dont les causes profondes ne sont pas évoquées. Par superstition ? Peut-être. Mais sans doute surtout par crainte qu’une compréhension trop intime ne conduise le pratiquant à renoncer à toute initiative. »
Exploration orageuse (p. 13-16)
Inclassables explorations (p. 79-82)
Extrait court
« Le meilleur d’entre nous se fait appeler “la Taupe”. La spéléo a déterminé ses choix de vie. Il concentre tous les traits propres à son activité de prédilection ; je vois en lui une sorte de créature idéale, façonnée par le trou, adaptée à ses normes. Tantôt chauve (“à cause du casque qui polit le crâne”, dit-il), tantôt échevelé, il arbore une barbe fournie qui le préserve des embruns. Ses yeux, logés dans des orbites bien marquées, sont brillants ; il a le nez aplati et les pommettes saillantes. Son menton, volontaire, semble indiquer sa détermination : toujours prêt à casser du caillou ! Plutôt mince, au physique ramassé, il est doté de mains en forme de battoir et possède des muscles en béton qui ne goûtent guère les assouplissements. Par chance, il habite non loin des trous qu’il peut aller fouiller aisément, dans une antique masure en pierre sèche construite sur le causse. Celle-ci ne peut contenir tout son matériel, qui déborde dans le jardin. De manière générale, le spéléo vit en autarcie, dans des conditions qui lui rappellent le gouffre ; cela lui garantit une préparation physique et mentale permanente, en attendant la prochaine expédition. Son véhicule – un vieux diesel de préférence – tombe en ruine ; il ne dédaigne pas le bricoler lui-même. La carcasse enduite d’argile pue le carbure. Sur les chemins tortueux du karst, il en tirera le maximum. Mais la surface n’est pas son affaire. Respectant les clôtures et les champignons, il ne fait que passer. On lui accorde alors volontiers de traverser un terrain privé pour accéder à un trou. Puis les autochtones, curieux, l’invitent à raconter ses aventures : “Qu’y a-t-il là-dessous ?” Le spéléo est dans l’embarras. Il n’y a rien “là-dessous” hormis le “dessous” lui-même. Pour donner le change, il peut glorifier certains massifs cristallins ou inventer des questions à caractère pratique : demander, par exemple, où s’écoule une rivière souterraine. Mais il le sait pourtant? Les colorants l’ont déjà instruit. Je me rappelle avoir provoqué un mouvement de panique dans un coin reculé du Béarn. L’ouverture du gouffre que je convoitais se trouvait à proximité d’une ferme où vivaient deux frères. L’endroit m’intéressait particulièrement, car un petit cours d’eau serpentait au fond d’un puits de 70 mètres. Cette rivière souterraine se développait en galerie avant de disparaître dans l’éboulis d’une trémie. Au cours de mon exploration, j’observai l’érosion du calcaire qui avait dégagé des ammonites de pyrite de fer en parfait état, échouées sur des bancs de sable. Je prélevai quelques spécimens avant de retourner en surface. “Qu’avez-vous trouvé ?” me lança l’un des frères lorsque j’approchais de la ferme. Situation exceptionnelle : je rapportais quelque chose ! Heureux de satisfaire pour une fois les attentes de mon interlocuteur, je commençai à vider mes poches quand l’homme prit la fuite en s’écriant, épouvanté : “Dans le trou ! Des escargots ! En fer !” J’ai regretté la scène, mais la genèse des ammonites pyriteuses semblait trop longue à raconter dans cette ferme du Béarn. Le spéléo ferait peut-être mieux d’expliquer pourquoi il se donne tant de peine pour un voyage en apparence si futile. Il y aurait beaucoup à dire sur le sujet, mais ce questionnement aussi le met dans l’embarras ; le passionné des gouffres pratique peu l’analyse. En outre, l’exploration se vit comme un besoin impérieux dont les causes profondes ne sont pas évoquées. Par superstition ? Peut-être. Mais sans doute surtout par crainte qu’une compréhension trop intime ne conduise le pratiquant à renoncer à toute initiative. »
(p. 36-39)
Exploration orageuse (p. 13-16)
Inclassables explorations (p. 79-82)
Extrait court