L’esprit du lieu :
« La taille des vagues reste relative en ce jour d’hiver et je n’ai pas à craindre de me briser les os. Je me trouve maintenant au-delà de la zone d’impact, le tumulte n’est plus qu’une rumeur, la surface se lisse et doucement mon corps se réchauffe. L’excitation qui m’envahissait a laissé place à une curieuse sensation de bien-être. Une impression de flottement, pas simplement du corps ou de l’esprit, mais du paysage tout entier. Comme si le déchaînement de bruit et de spume que je viens de traverser avait été la genèse du monde et que chaque élément qui compose cet ensemble retrouvait à présent sa place dans une harmonie invisible. Je rame en direction de l’endroit stratégique, le point de rupture de l’onde, là d’où je dois m’élancer. Allongé sur ma planche, j’ai le sentiment de n’être qu’un point minuscule dans l’immensité qui remplit l’horizon. La côte n’est qu’à quelques dizaines de mètres mais paraît pourtant inaccessible tant elle diffère de la réalité terrestre que je viens de quitter. La perspective nouvelle qu’offre le point de vue océanique lui donne un aspect étrange, celui d’une écorce bosselée, craquelée, qui s’étire incertaine et décousue le long du rivage.
Immobile, en attente, le surfeur recompose le paysage, refonde ses repères selon une géographie poétique. Un promeneur devient un “i” minuscule, une dune un animal hirsute, une roche un géant endormi. L’imagination retrouve ses droits ; on s’invente naufragé à la dérive vers des plages paradisiaques, l’eau froide devient chaude, les réverbères se transforment en cocotiers et les maisons laissent place à une forêt tropicale inexplorée, peuplée d’animaux étranges et de tribus primitives. Puis on se détache peu à peu des accidents de la rêverie, provoqués par le vrombissement d’un hors-bord ou d’un aéronef à l’atterrissage, pour ne garder que les manifestations furtives et éthérées de la nature. Comme ce bruit d’ailes qui envahit le ciel et révèle des centaines de cormorans et de mouettes qui s’envolent dans un gigantesque échiquier de plumes. Une lune ivre qui chavire. Un soleil qui mûrit, déborde, s’étire puis éclate au zénith. Un vent qui piétine, brisant en d’infinis éclats le miroir de l’eau. Un ciel profond et ascétique, vidé de tout, jusqu’à sa couleur ; ou au contraire, lourd de gourmandise, repu de nuages indigestes et polymorphes. Sous les tropiques, des raies s’élancent hors de l’eau, des baleines perpétuent leur lente et immuable migration, à peine intriguées par ces curieux primates aquatiques assis sur leurs flotteurs ovoïdes. Puis d’autres surfeurs à plumes et à nageoires, escadrille de pélicans, flottille de dauphins ou tortue solitaire, surgissent brusquement pour partager une vague dans un spectacle troublant de beauté et de grâce.
Chaque lieu, composé de paysages, de représentations et de visages différents, possède sa magie, sa singularité. Lorsque je me remémore mes aventures “surfistiques” au Portugal, je revois les sardines grillées, les agaves, les hippies dans leurs camionnettes. Quand je repense aux vagues açoréennes, ce sont les images des caldeiras, les plages de sable noir et les haies d’hortensias qui m’apparaissent. L’Irlande m’évoque la bruine, les moutons et les étendues de tourbe. Les récifs coralliens et les vagues parfaites d’Indonésie s’associent immédiatement aux figuiers banians, aux macaques crabiers, aux rituels religieux ou à la saveur des rencontres et des fruits tropicaux. On ne peut surfer en ignorant le monde alentour. Avant d’arriver sur le littoral, on est forcément imprégné par la culture, la géographie et l’esprit du lieu où l’on se trouve. »
Soul Surfers (p. 45-47)
Le surf, une discipline à contretemps (p. 69-72)
Extrait court
« La taille des vagues reste relative en ce jour d’hiver et je n’ai pas à craindre de me briser les os. Je me trouve maintenant au-delà de la zone d’impact, le tumulte n’est plus qu’une rumeur, la surface se lisse et doucement mon corps se réchauffe. L’excitation qui m’envahissait a laissé place à une curieuse sensation de bien-être. Une impression de flottement, pas simplement du corps ou de l’esprit, mais du paysage tout entier. Comme si le déchaînement de bruit et de spume que je viens de traverser avait été la genèse du monde et que chaque élément qui compose cet ensemble retrouvait à présent sa place dans une harmonie invisible. Je rame en direction de l’endroit stratégique, le point de rupture de l’onde, là d’où je dois m’élancer. Allongé sur ma planche, j’ai le sentiment de n’être qu’un point minuscule dans l’immensité qui remplit l’horizon. La côte n’est qu’à quelques dizaines de mètres mais paraît pourtant inaccessible tant elle diffère de la réalité terrestre que je viens de quitter. La perspective nouvelle qu’offre le point de vue océanique lui donne un aspect étrange, celui d’une écorce bosselée, craquelée, qui s’étire incertaine et décousue le long du rivage.
Immobile, en attente, le surfeur recompose le paysage, refonde ses repères selon une géographie poétique. Un promeneur devient un “i” minuscule, une dune un animal hirsute, une roche un géant endormi. L’imagination retrouve ses droits ; on s’invente naufragé à la dérive vers des plages paradisiaques, l’eau froide devient chaude, les réverbères se transforment en cocotiers et les maisons laissent place à une forêt tropicale inexplorée, peuplée d’animaux étranges et de tribus primitives. Puis on se détache peu à peu des accidents de la rêverie, provoqués par le vrombissement d’un hors-bord ou d’un aéronef à l’atterrissage, pour ne garder que les manifestations furtives et éthérées de la nature. Comme ce bruit d’ailes qui envahit le ciel et révèle des centaines de cormorans et de mouettes qui s’envolent dans un gigantesque échiquier de plumes. Une lune ivre qui chavire. Un soleil qui mûrit, déborde, s’étire puis éclate au zénith. Un vent qui piétine, brisant en d’infinis éclats le miroir de l’eau. Un ciel profond et ascétique, vidé de tout, jusqu’à sa couleur ; ou au contraire, lourd de gourmandise, repu de nuages indigestes et polymorphes. Sous les tropiques, des raies s’élancent hors de l’eau, des baleines perpétuent leur lente et immuable migration, à peine intriguées par ces curieux primates aquatiques assis sur leurs flotteurs ovoïdes. Puis d’autres surfeurs à plumes et à nageoires, escadrille de pélicans, flottille de dauphins ou tortue solitaire, surgissent brusquement pour partager une vague dans un spectacle troublant de beauté et de grâce.
Chaque lieu, composé de paysages, de représentations et de visages différents, possède sa magie, sa singularité. Lorsque je me remémore mes aventures “surfistiques” au Portugal, je revois les sardines grillées, les agaves, les hippies dans leurs camionnettes. Quand je repense aux vagues açoréennes, ce sont les images des caldeiras, les plages de sable noir et les haies d’hortensias qui m’apparaissent. L’Irlande m’évoque la bruine, les moutons et les étendues de tourbe. Les récifs coralliens et les vagues parfaites d’Indonésie s’associent immédiatement aux figuiers banians, aux macaques crabiers, aux rituels religieux ou à la saveur des rencontres et des fruits tropicaux. On ne peut surfer en ignorant le monde alentour. Avant d’arriver sur le littoral, on est forcément imprégné par la culture, la géographie et l’esprit du lieu où l’on se trouve. »
(p. 61-64)
Soul Surfers (p. 45-47)
Le surf, une discipline à contretemps (p. 69-72)
Extrait court