
Le bonheur du récolteur :
« Avec quatre échelles, j’ai équipé un arbre jusqu’aux premières prises, des chicots, moignons de branches desséchées par manque de lumière, puis brisées par la neige et le vent. Du poing, d’un choc, j’ai testé ces bois morts, puis j’ai parcouru une bonne dizaine de mètres sur ces prises de plus en plus solides jusqu’à rejoindre les branches vertes. Je m’y pose un instant, les bras passés autour du tronc. J’aborde le houppier, la zone verte où se joue l’alchimie lumineuse de l’arbre, la transformation en sève élaborée des sucs minéraux puisés dans le sol. Sous mes pieds, la partie la plus ancienne du sapin, un mât parfait, élagué par l’âge, qui résulte d’une compétition, la course vers le soleil de toute la futaie maintenue en concurrence serrée par les forestiers afin de limiter la création de branches inutiles. Alentour, le vide, une sensation de grande hauteur et le sol qui, par excès d’éloignement, pèse comme une menace. Seules présences, rassurantes mais hors de portée : d’autres troncs, fines tiges rectilignes qui conquièrent l’espace et soutiennent, au-dessus de ma tête, une voûte de branchages. J’aime la pure verticalité de cet instant, la perspective inversée de cette colonnade, les arbustes mués en fougères et les fougères en mousses. Le relief et la végétation du sous-bois se fondent en un camaïeu de textures dont mon pied, pour l’heure, n’a plus à déjouer les pièges. Chaussé d’échasses de géant, je traverserais volontiers à grands pas ces montagnes pour me jeter dans l’océan.
Un souffle sur les cimes et me voici fourmi rivée à un brin d’herbe. La futaie ondule en balancements lents et décalés. L’arbre exprime ici sa capacité d’abandon aux caprices du vent, et sa confiance ultime dans la force de cohésion du groupe. J’aimerais entendre ce qui se passe au cœur du bois, les frictions micrométriques de chacune des fibres lignifiées dont les chaînes s’étirent et se contractent. Mais à vif, au contact de l’écorce, le message est physique : l’arbre se joue de mon poids. Je me grise de l’ondulation puissante, de la souplesse organique du tronc, comme agrippé au col d’un troll endormi, dodelinant d’un sommeil antique. Je fais corps avec cette pulsion de rêves archaïques ; ce faisant, je reviens peut-être à quelque chose du début de la vie, quelque chose d’avant la naissance, un balancement calme, irrépressible, continu et consolateur. Plein de la promesse d’un amour et d’une attention sans bornes. À cet instant, ce n’est plus moi qui étreins l’arbre, c’est l’arbre qui m’étreint.
Mais je suis avant tout récolteur. L’ascension reprend. La croissance du sapin est régulièrement étagée, si bien que j’y progresse confortablement. Puis le tronc s’amenuise, les branches se resserrent. Je dois repérer l’itinéraire le moins étroit, forcer des fatras de brindilles, me frotter à l’écorce, au lichen, à la résine. Enfin, là où le tronc n’est plus qu’une perche, je sors la tête des rameaux et enfourche les dernières branches sous la cime. Éclat soudain ! Éblouissement ! Espace ! J’ai réussi ! Je bute sur le bleu du ciel et survole la montagne. Issu de la forêt, je me trouve dans une hune, à 35 ou 40 mètres au-dessus du sol, au plus haut que mes bras et mes jambes pouvaient me conduire dans ce paysage, et c’est un végétal qui me porte, un organisme vivant qui s’est patiemment élevé jusqu’ici par besoin de lumière, par la force presque de l’attraction solaire. Au cours de l’ascension, j’ai parcouru tous les âges de cet arbre, et lui suis reconnaissant de me procurer ces émotions, celle d’être un oiseau ou un écureuil, celle de la victoire sur un géant, gardien d’un lieu qui recèle un trésor. Et le trésor est là, en effet, à portée de main ! Les branches terminales ploient sous une masse de cônes. Je m’extasie de cette abondance. C’est une vision exclusive de l’arbre, son intimité peut-être, son avenir à coup sûr, puisque de la récolte de cette seule tête vont naître des centaines d’autres arbres. »
Forêt magique (p. 29-31)
Forêt vitale (p. 33-36)
Extrait court
« Avec quatre échelles, j’ai équipé un arbre jusqu’aux premières prises, des chicots, moignons de branches desséchées par manque de lumière, puis brisées par la neige et le vent. Du poing, d’un choc, j’ai testé ces bois morts, puis j’ai parcouru une bonne dizaine de mètres sur ces prises de plus en plus solides jusqu’à rejoindre les branches vertes. Je m’y pose un instant, les bras passés autour du tronc. J’aborde le houppier, la zone verte où se joue l’alchimie lumineuse de l’arbre, la transformation en sève élaborée des sucs minéraux puisés dans le sol. Sous mes pieds, la partie la plus ancienne du sapin, un mât parfait, élagué par l’âge, qui résulte d’une compétition, la course vers le soleil de toute la futaie maintenue en concurrence serrée par les forestiers afin de limiter la création de branches inutiles. Alentour, le vide, une sensation de grande hauteur et le sol qui, par excès d’éloignement, pèse comme une menace. Seules présences, rassurantes mais hors de portée : d’autres troncs, fines tiges rectilignes qui conquièrent l’espace et soutiennent, au-dessus de ma tête, une voûte de branchages. J’aime la pure verticalité de cet instant, la perspective inversée de cette colonnade, les arbustes mués en fougères et les fougères en mousses. Le relief et la végétation du sous-bois se fondent en un camaïeu de textures dont mon pied, pour l’heure, n’a plus à déjouer les pièges. Chaussé d’échasses de géant, je traverserais volontiers à grands pas ces montagnes pour me jeter dans l’océan.
Un souffle sur les cimes et me voici fourmi rivée à un brin d’herbe. La futaie ondule en balancements lents et décalés. L’arbre exprime ici sa capacité d’abandon aux caprices du vent, et sa confiance ultime dans la force de cohésion du groupe. J’aimerais entendre ce qui se passe au cœur du bois, les frictions micrométriques de chacune des fibres lignifiées dont les chaînes s’étirent et se contractent. Mais à vif, au contact de l’écorce, le message est physique : l’arbre se joue de mon poids. Je me grise de l’ondulation puissante, de la souplesse organique du tronc, comme agrippé au col d’un troll endormi, dodelinant d’un sommeil antique. Je fais corps avec cette pulsion de rêves archaïques ; ce faisant, je reviens peut-être à quelque chose du début de la vie, quelque chose d’avant la naissance, un balancement calme, irrépressible, continu et consolateur. Plein de la promesse d’un amour et d’une attention sans bornes. À cet instant, ce n’est plus moi qui étreins l’arbre, c’est l’arbre qui m’étreint.
Mais je suis avant tout récolteur. L’ascension reprend. La croissance du sapin est régulièrement étagée, si bien que j’y progresse confortablement. Puis le tronc s’amenuise, les branches se resserrent. Je dois repérer l’itinéraire le moins étroit, forcer des fatras de brindilles, me frotter à l’écorce, au lichen, à la résine. Enfin, là où le tronc n’est plus qu’une perche, je sors la tête des rameaux et enfourche les dernières branches sous la cime. Éclat soudain ! Éblouissement ! Espace ! J’ai réussi ! Je bute sur le bleu du ciel et survole la montagne. Issu de la forêt, je me trouve dans une hune, à 35 ou 40 mètres au-dessus du sol, au plus haut que mes bras et mes jambes pouvaient me conduire dans ce paysage, et c’est un végétal qui me porte, un organisme vivant qui s’est patiemment élevé jusqu’ici par besoin de lumière, par la force presque de l’attraction solaire. Au cours de l’ascension, j’ai parcouru tous les âges de cet arbre, et lui suis reconnaissant de me procurer ces émotions, celle d’être un oiseau ou un écureuil, celle de la victoire sur un géant, gardien d’un lieu qui recèle un trésor. Et le trésor est là, en effet, à portée de main ! Les branches terminales ploient sous une masse de cônes. Je m’extasie de cette abondance. C’est une vision exclusive de l’arbre, son intimité peut-être, son avenir à coup sûr, puisque de la récolte de cette seule tête vont naître des centaines d’autres arbres. »
(p. 22-26)
Forêt magique (p. 29-31)
Forêt vitale (p. 33-36)
Extrait court