
L’aventure, oui ! Perdre ses repères, non ! :
« Obligé de regarder l’essentiel de plus haut, le voyageur apprend à se passer du superflu. Il quitte les objets luminescents, les gadgets à écrans plats, les ondes hertziennes, toutes choses non seulement encombrantes au-dehors mais surtout encombrantes en dedans. Il le fait sans s’en rendre compte comme un passeur de rapides, trop absorbé par les chutes à venir pour prendre conscience qu’il n’a plus que sa vie et sa pagaie. En mer, la famille garde tous ses repères : carré où se prennent les repas, cabines et couchettes, tables de travail. Le cadre s’est rapetissé mais les objets sont toujours là, même s’ils se tiennent prêts à faire la culbute et à flotter un jour ou l’autre entre pain, gobelets et cotonnades diverses. Avec ses livres, manuels scolaires, ordinateurs, téléphone, GPS, etc., le bateau est école, bureau, maison, atelier, salle de réunion, économat, buanderie, plage privée et plongeoir. Grâce aux ondes courtes ou longues, les marins grands et petits restent reliés à leurs grands-parents, à leurs camarades de classe, à leur voisinage. Parfois, les parents jouent la dérive des incontinents et ajoutent un petit dauphin à leur portée, le dernier-né faisant office de mascotte souvenir des îles. La naissance d’un enfant s’inscrit parfaitement dans le mythe de la régénération, car pour les Ulysse et Pénélope modernes, les retrouvailles sont quotidiennes. Le rêve reçoit la consécration du plus grand nombre lorsque des équipes de télévision assurent la transmission des images, ce qui garantit une certaine homogénéité et un certain ordre dans la succession des événements ou des aventures.
La route a repris cette idée de cocon itinérant. Les retraités états-uniens ont contaminé les familles européennes avec leur recreational vehicle, et la mode s’est étendue au monde entier au point que celui qui conçoit encore de dormir sous la toile et se hasarde à planter sa tente dans un camping a toutes les chances de se réveiller face à un pot d’échappement. Le plus souvent donc, les familles voyageuses voguent ou roulent. Elles conservent ainsi une coquille qui s’ouvre à l’imperfection du monde par intermittence. Aux États-Unis, des émissions de télévision, des sites Internet promeuvent la vie familiale sur quatre roues. Le voyage ne palpite plus, il brille par son organisation. Tout est prévu, les familles passent l’hiver dans des campings haut de gamme pourvus de tels équipements qu’on y est aussi bien qu’à la maison, l’enfant peut suivre des cours de piano en ligne ou téléphoner au monde entier. Rien n’est laissé au hasard, on combine les escales avec les meilleurs climats, on élimine tout risque sanitaire. On ne prend pas l’Afrique à cause des risques civils, ni le Vietnam à cause du paludisme, on est en réseau avec les autres voyageurs, on connaît les meilleurs prix de tout, on se refile les adresses et les filons. Le jeu consiste à faire naufrage sur un îlot de luxe. Parfois, à l’inverse, par un retournement de situation dont le sort a le secret, l’itinérance touristique devient la solution à la perte du travail. Le vice-président licencié sec, passé le moment de désarroi, fait ses comptes. Il n’a qu’à vendre sa maison et vivre dans son motor-home, ses dépenses mensuelles passeront de 9 000 à 300 dollars. Le confort moindre est compensé par le sentiment de vivre plus et de découvrir un mode de vie moins malsain. À quelque chose malheur est bon. »
Longue promenade contée (p. 23-29)
Une vie de rêve sans guère de temps libre (p. 72-77)
Extrait court
« Obligé de regarder l’essentiel de plus haut, le voyageur apprend à se passer du superflu. Il quitte les objets luminescents, les gadgets à écrans plats, les ondes hertziennes, toutes choses non seulement encombrantes au-dehors mais surtout encombrantes en dedans. Il le fait sans s’en rendre compte comme un passeur de rapides, trop absorbé par les chutes à venir pour prendre conscience qu’il n’a plus que sa vie et sa pagaie. En mer, la famille garde tous ses repères : carré où se prennent les repas, cabines et couchettes, tables de travail. Le cadre s’est rapetissé mais les objets sont toujours là, même s’ils se tiennent prêts à faire la culbute et à flotter un jour ou l’autre entre pain, gobelets et cotonnades diverses. Avec ses livres, manuels scolaires, ordinateurs, téléphone, GPS, etc., le bateau est école, bureau, maison, atelier, salle de réunion, économat, buanderie, plage privée et plongeoir. Grâce aux ondes courtes ou longues, les marins grands et petits restent reliés à leurs grands-parents, à leurs camarades de classe, à leur voisinage. Parfois, les parents jouent la dérive des incontinents et ajoutent un petit dauphin à leur portée, le dernier-né faisant office de mascotte souvenir des îles. La naissance d’un enfant s’inscrit parfaitement dans le mythe de la régénération, car pour les Ulysse et Pénélope modernes, les retrouvailles sont quotidiennes. Le rêve reçoit la consécration du plus grand nombre lorsque des équipes de télévision assurent la transmission des images, ce qui garantit une certaine homogénéité et un certain ordre dans la succession des événements ou des aventures.
La route a repris cette idée de cocon itinérant. Les retraités états-uniens ont contaminé les familles européennes avec leur recreational vehicle, et la mode s’est étendue au monde entier au point que celui qui conçoit encore de dormir sous la toile et se hasarde à planter sa tente dans un camping a toutes les chances de se réveiller face à un pot d’échappement. Le plus souvent donc, les familles voyageuses voguent ou roulent. Elles conservent ainsi une coquille qui s’ouvre à l’imperfection du monde par intermittence. Aux États-Unis, des émissions de télévision, des sites Internet promeuvent la vie familiale sur quatre roues. Le voyage ne palpite plus, il brille par son organisation. Tout est prévu, les familles passent l’hiver dans des campings haut de gamme pourvus de tels équipements qu’on y est aussi bien qu’à la maison, l’enfant peut suivre des cours de piano en ligne ou téléphoner au monde entier. Rien n’est laissé au hasard, on combine les escales avec les meilleurs climats, on élimine tout risque sanitaire. On ne prend pas l’Afrique à cause des risques civils, ni le Vietnam à cause du paludisme, on est en réseau avec les autres voyageurs, on connaît les meilleurs prix de tout, on se refile les adresses et les filons. Le jeu consiste à faire naufrage sur un îlot de luxe. Parfois, à l’inverse, par un retournement de situation dont le sort a le secret, l’itinérance touristique devient la solution à la perte du travail. Le vice-président licencié sec, passé le moment de désarroi, fait ses comptes. Il n’a qu’à vendre sa maison et vivre dans son motor-home, ses dépenses mensuelles passeront de 9 000 à 300 dollars. Le confort moindre est compensé par le sentiment de vivre plus et de découvrir un mode de vie moins malsain. À quelque chose malheur est bon. »
(p. 17-20)
Longue promenade contée (p. 23-29)
Une vie de rêve sans guère de temps libre (p. 72-77)
Extrait court