Le silence religieux du désert :
« Il faut certainement fréquenter le désert pour ressentir l’assourdissement du silence. Dès ma première traversée algérienne, je fus frappé par ce vertige, cette absence de son. Nous sommes habitués à vivre dans le bruit : de la ville, de la circulation, du voisinage, de la radio ou de la télévision qui dans certains foyers fonctionne en permanence comme pour occuper l’espace. Il faut croire que le calme total est angoissant, un peu comme ces appartements meublés à l’excès afin de conjurer le vide. Le silence rejoint l’épure, l’ascétisme : en cela, il sacralise le Sahara. Les trois religions du Livre sont nées dans le désert : est-ce un hasard ? Souvent ce vide sonore, qui résonne, m’a rappelé quelque église, comme un lieu de paix intérieure, comme un havre où chaque individu, quelles que soient ses convictions, trouve un zeste d’apaisement face aux rumeurs du monde. Moi qui suis profondément sceptique, le néant désertique m’a aidé à approcher une certaine spiritualité. La religion est un dogme imposé, alors que la spiritualité est de l’ordre de l’esprit et de la réflexion. Le vide, le silence permettent un retour sur soi rude mais salvateur. Il est si simple d’avancer en automate sur une voie tracée, jalonnée de bonnes intentions et d’insignifiants petits bonheurs. Dans le massif du Hoggar, j’ai rejoint l’ermitage de Charles de Foucauld à pied, souhaitant jouir à mon aise du paysage et des somptueuses lueurs de cette cathédrale basaltique. Des pèlerins motorisés, croisés en route, ont pensé que j’effectuais un chemin de croix. Comme si la marche en elle-même, ou la beauté des montagnes, ne justifiait point un tel effort. J’ai souri à la barbe de ces paroissiens, et me suis demandé lequel d’entre nous était finalement le plus mystique, le plus en phase, si ce n’est avec l’anachorète, du moins avec l’endroit : et j’ai conclu que j’étais plutôt bien placé. Mon autonomie m’a autorisé à rester quelque temps au sommet, à deviser avec les gardiens du refuge, les prêtres français, à fréquenter assidûment la petite bibliothèque, à lire autant les notes des grimpeurs que les textes du vicomte voyageur. À cette époque, les frères proposaient à qui le souhaitait des gîtes isolés, afin de vivre huit à quinze jours en reclus, à l’abri, en contemplation. J’aurais souhaité m’y réfugier un instant. Alors, pour profiter à l’envi de la nef saharienne, de la voûte des cieux, j’ai continué à voyager, en quête de rencontres humaines, de pâtres à fréquenter, d’isolement et de calme. Taquiné par le vent au cœur du désert, le silence l’est à proximité des campements par les seules rumeurs pastorales.
En 1937, les ethnographes françaises Odette du Puigaudeau et Marion Sénones visitèrent le tombeau du cheikh Mohamed Fadel, sur les contreforts orientaux de l’Adrar mauritanien. À l’approche du site sacré, leurs chameliers psalmodiaient la profession de foi et, selon Odette, “le chant musulman ressemblait au pays. Il était le chant même de ce pays, l’expression de son charme et de sa gravité. Même simplicité, [?] même patience dans les redites du thème – prière ou sable nu offert aux agenouillements.” Selon les aventurières, le saint homme était “ami des seigneurs et des sages, père des petites gens et honneur d’un islam pauvre auquel le désert a conservé la pureté de ses premiers âges”. Les zaouïa soufies constellaient le Sahara, à mille lieues de tout extrémisme. Cette foi pure existe toujours, à l’écart des éléments fanatiques.
Traversant le Ténéré avec des caravaniers touaregs, je fus touché par leurs prières, leurs actes de piété. Au sortir des reliefs de l’Aïr, une mosquée de pierres, simple alignement de cailloux à la surface du sol, recueillit leurs souhaits, leurs invocations, afin de mener à bien leur expédition. Chaque jour, en route, nombreux étaient les éleveurs qui priaient, vers l’est, le front contre le sable, avant de courir rejoindre leur place dans la file des bêtes, sans ostentation. Cette foi-là est personnelle ; ces prières dispersées répondent à la nécessité d’un recueillement, à l’appel d’une communion individuelle. Et le croyant éprouve le temps consacré, il doit regagner sa place à grandes enjambées? »
Au gré des vents du désert (p. 18-21)
Éloge d’un peuple (p. 46-48)
Extrait court
« Il faut certainement fréquenter le désert pour ressentir l’assourdissement du silence. Dès ma première traversée algérienne, je fus frappé par ce vertige, cette absence de son. Nous sommes habitués à vivre dans le bruit : de la ville, de la circulation, du voisinage, de la radio ou de la télévision qui dans certains foyers fonctionne en permanence comme pour occuper l’espace. Il faut croire que le calme total est angoissant, un peu comme ces appartements meublés à l’excès afin de conjurer le vide. Le silence rejoint l’épure, l’ascétisme : en cela, il sacralise le Sahara. Les trois religions du Livre sont nées dans le désert : est-ce un hasard ? Souvent ce vide sonore, qui résonne, m’a rappelé quelque église, comme un lieu de paix intérieure, comme un havre où chaque individu, quelles que soient ses convictions, trouve un zeste d’apaisement face aux rumeurs du monde. Moi qui suis profondément sceptique, le néant désertique m’a aidé à approcher une certaine spiritualité. La religion est un dogme imposé, alors que la spiritualité est de l’ordre de l’esprit et de la réflexion. Le vide, le silence permettent un retour sur soi rude mais salvateur. Il est si simple d’avancer en automate sur une voie tracée, jalonnée de bonnes intentions et d’insignifiants petits bonheurs. Dans le massif du Hoggar, j’ai rejoint l’ermitage de Charles de Foucauld à pied, souhaitant jouir à mon aise du paysage et des somptueuses lueurs de cette cathédrale basaltique. Des pèlerins motorisés, croisés en route, ont pensé que j’effectuais un chemin de croix. Comme si la marche en elle-même, ou la beauté des montagnes, ne justifiait point un tel effort. J’ai souri à la barbe de ces paroissiens, et me suis demandé lequel d’entre nous était finalement le plus mystique, le plus en phase, si ce n’est avec l’anachorète, du moins avec l’endroit : et j’ai conclu que j’étais plutôt bien placé. Mon autonomie m’a autorisé à rester quelque temps au sommet, à deviser avec les gardiens du refuge, les prêtres français, à fréquenter assidûment la petite bibliothèque, à lire autant les notes des grimpeurs que les textes du vicomte voyageur. À cette époque, les frères proposaient à qui le souhaitait des gîtes isolés, afin de vivre huit à quinze jours en reclus, à l’abri, en contemplation. J’aurais souhaité m’y réfugier un instant. Alors, pour profiter à l’envi de la nef saharienne, de la voûte des cieux, j’ai continué à voyager, en quête de rencontres humaines, de pâtres à fréquenter, d’isolement et de calme. Taquiné par le vent au cœur du désert, le silence l’est à proximité des campements par les seules rumeurs pastorales.
En 1937, les ethnographes françaises Odette du Puigaudeau et Marion Sénones visitèrent le tombeau du cheikh Mohamed Fadel, sur les contreforts orientaux de l’Adrar mauritanien. À l’approche du site sacré, leurs chameliers psalmodiaient la profession de foi et, selon Odette, “le chant musulman ressemblait au pays. Il était le chant même de ce pays, l’expression de son charme et de sa gravité. Même simplicité, [?] même patience dans les redites du thème – prière ou sable nu offert aux agenouillements.” Selon les aventurières, le saint homme était “ami des seigneurs et des sages, père des petites gens et honneur d’un islam pauvre auquel le désert a conservé la pureté de ses premiers âges”. Les zaouïa soufies constellaient le Sahara, à mille lieues de tout extrémisme. Cette foi pure existe toujours, à l’écart des éléments fanatiques.
Traversant le Ténéré avec des caravaniers touaregs, je fus touché par leurs prières, leurs actes de piété. Au sortir des reliefs de l’Aïr, une mosquée de pierres, simple alignement de cailloux à la surface du sol, recueillit leurs souhaits, leurs invocations, afin de mener à bien leur expédition. Chaque jour, en route, nombreux étaient les éleveurs qui priaient, vers l’est, le front contre le sable, avant de courir rejoindre leur place dans la file des bêtes, sans ostentation. Cette foi-là est personnelle ; ces prières dispersées répondent à la nécessité d’un recueillement, à l’appel d’une communion individuelle. Et le croyant éprouve le temps consacré, il doit regagner sa place à grandes enjambées? »
(p. 76-79)
Au gré des vents du désert (p. 18-21)
Éloge d’un peuple (p. 46-48)
Extrait court