Origine du terme :
« L’une des conditions de la convivialité est de savoir prendre son temps, même si l’expression “débit” de boissons implique une certaine précipitation ; de même, l’espagnol “Estar un minuto” qui aurait donné estaminet en Flandre, autrefois dominée par les troupes ibériques. La légende raconte que bistrot tire également son origine du mot “vite” en russe. En 1814, les cosaques qui occupaient Paris auraient ordonné “Bystro, bystro” pour activer le service. Une plaque émaillée posée par le syndicat d’initiative du Vieux Montmartre, place du Tertre à Paris, l’atteste : “Le 30 mars 1814, les cosaques lancèrent ici en premier leur très fameux bistro et, sur la Butte, naquit ainsi le digne ancêtre de nos bistrots.” Anecdote pittoresque, mais contestée car la première mention de cette étymologie dans la littérature date de 1884, longtemps après les faits supposés. Le terme bistraud serait un régionalisme poitevin désignant le domestique qui sert à boire, puis le tenancier. Cette hypothèse semble à privilégier car “aller chez le bistrot” fut une expression usitée. Bernard Pivot conclut d’une pirouette cette controverse éthylo-étymologique : “Le fait que chacun voit dans le bistrot ce qu’il veut illustre la bonne fortune du mot bistrot.” Aux antipodes de toute précipitation, ce lieu est conçu pour passer du temps, “avec une pression sans la pression”, formule un habitué de brasserie qui savoure ce moment de détente après le travail. Autre monde et même leçon : en préparant un thé sur la piste de Chinguetti, un nomade de Mauritanie m’initie aux trois règles de cette petite cérémonie intimiste. Trois mots arabes de même assonance : “Il faut du temps, des braises et être plusieurs.” Pas question d’absorber un expresso en solo et les braises naissent d’une combustion lente. Chacune de ces trois conditions évoque l’art de prendre le temps de vivre. Le vrai luxe, c’est d’avoir du temps, rappelle ce berger du Sahara, bon géant habitué à mener des dromadaires et soulever des moteurs de camion mais qui adopte pour le thé la délicatesse d’une fillette jouant à la dînette.
Comme d’autres pays d’Asie, Taïwan connaît un développement des coffee shops – à ne pas confondre avec les homonymes hollandais célèbres pour leur cannabis. Les jeunes “bourgeois bohèmes” taïwanais adorent siroter thé ou café dans ces salons à l’accueil exquis et au décor étudié, ethnique, rétro, futuriste, intimiste. Ils s’y installent seuls ou entre amis, chacun caressant son écran petit ou grand afin d’illustrer un propos, montrer un visage, une vidéo. Parfois la rencontre évoque une réunion de travail sereine. Le concept du café, lieu voué à l’art de vivre, a séduit l’hyperactive Taipei.
Au bistrot, des personnes inattendues et des surprises attendues surgissent, se croisent et l’ambiance conviviale prédispose aux rencontres, en particulier amoureuses. Autrefois, bals et bars jouaient ce rôle mais les enquêtes sociologiques ont relégué les bistrots en fin de liste. Certes, sortir de chez soi est plus vivant que de rester devant l’écran du téléviseur, mais au café il n’y a pas de télécommande pour choisir son programme et la rencontre amicale ou amoureuse ne figure pas sur la carte. Les lieux de sociabilité se diversifient et se virtualisent, le cadre professionnel ou amical et Internet sont davantage prisés pour dénicher l’âme sœur. En effet, la place des femmes n’est pas évidente au bistrot, contrairement à celle des hommes. Toulouse-Lautrec, Van Gogh et tant d’autres artistes y situent buveuses d’absinthe et prostituées. À l’époque, les dames respectables priaient à l’église tandis que les gars trinquaient au troquet. Les gestes se ressemblent : des ouvriers en cotte bleue levant leur verre de vin rouge, le prêtre dressant son calice lors de l’élévation. “Prenez et buvez”, s’entend en version religieuse ou profane. Un siècle plus tard, ce jeu de rôles qui ne favorise pas les échanges perdure. “Un allongé”, commande une femme au bar du coin. Rire gras d’un habitué. Le patron se sent forcé de rembarrer son client goguenard : “Quand il entend une femme parler d’allongé?” La femme sourit au vieux dadais, s’excuse presque : “Le matin, je ne suis pas bien réveillée.” D’autres estaminets résonnent d’un “Qu’est-ce que je lui mets, à la dame ?” Plusieurs auteurs ont exploré ce versant obscur des comptoirs, lorsqu’une bande d’hommes ivres part en vrille. Frédéric Fromet chante dans les bars, sur un air de chanson à boire : “Vas-y Josiane montre-nous ton cul/Fais pas ta timide, on en a déjà vu/Pis tant qu’on y est, fais-nous voir tes nibards/? Quelques bibines derrière la cravate?/Pour le moment c’est la fête à Josiane/Même si elle dit qu’elle s’appelle pas Josiane !” Le cinéaste Paul Vecchiali a réalisé Le Café des Jules sur ce thème d’une soirée qui dérape. Lorsque Van Gogh écrit : “Dans mon tableau Café de nuit, j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes”, à quoi songe-t-il ? Dans les westerns, les cow-boys se liquident au saloon. Les fantasmes abondent mais en réalité la violence se révèle rarissime dans le cadre d’un bistrot, lieu ouvert où s’exercent un regard et un contrôle social. »
Convivialité (p. 20-23)
Quel avenir aux bistrots ? (p. 79-86)
Extrait court
« L’une des conditions de la convivialité est de savoir prendre son temps, même si l’expression “débit” de boissons implique une certaine précipitation ; de même, l’espagnol “Estar un minuto” qui aurait donné estaminet en Flandre, autrefois dominée par les troupes ibériques. La légende raconte que bistrot tire également son origine du mot “vite” en russe. En 1814, les cosaques qui occupaient Paris auraient ordonné “Bystro, bystro” pour activer le service. Une plaque émaillée posée par le syndicat d’initiative du Vieux Montmartre, place du Tertre à Paris, l’atteste : “Le 30 mars 1814, les cosaques lancèrent ici en premier leur très fameux bistro et, sur la Butte, naquit ainsi le digne ancêtre de nos bistrots.” Anecdote pittoresque, mais contestée car la première mention de cette étymologie dans la littérature date de 1884, longtemps après les faits supposés. Le terme bistraud serait un régionalisme poitevin désignant le domestique qui sert à boire, puis le tenancier. Cette hypothèse semble à privilégier car “aller chez le bistrot” fut une expression usitée. Bernard Pivot conclut d’une pirouette cette controverse éthylo-étymologique : “Le fait que chacun voit dans le bistrot ce qu’il veut illustre la bonne fortune du mot bistrot.” Aux antipodes de toute précipitation, ce lieu est conçu pour passer du temps, “avec une pression sans la pression”, formule un habitué de brasserie qui savoure ce moment de détente après le travail. Autre monde et même leçon : en préparant un thé sur la piste de Chinguetti, un nomade de Mauritanie m’initie aux trois règles de cette petite cérémonie intimiste. Trois mots arabes de même assonance : “Il faut du temps, des braises et être plusieurs.” Pas question d’absorber un expresso en solo et les braises naissent d’une combustion lente. Chacune de ces trois conditions évoque l’art de prendre le temps de vivre. Le vrai luxe, c’est d’avoir du temps, rappelle ce berger du Sahara, bon géant habitué à mener des dromadaires et soulever des moteurs de camion mais qui adopte pour le thé la délicatesse d’une fillette jouant à la dînette.
Comme d’autres pays d’Asie, Taïwan connaît un développement des coffee shops – à ne pas confondre avec les homonymes hollandais célèbres pour leur cannabis. Les jeunes “bourgeois bohèmes” taïwanais adorent siroter thé ou café dans ces salons à l’accueil exquis et au décor étudié, ethnique, rétro, futuriste, intimiste. Ils s’y installent seuls ou entre amis, chacun caressant son écran petit ou grand afin d’illustrer un propos, montrer un visage, une vidéo. Parfois la rencontre évoque une réunion de travail sereine. Le concept du café, lieu voué à l’art de vivre, a séduit l’hyperactive Taipei.
Au bistrot, des personnes inattendues et des surprises attendues surgissent, se croisent et l’ambiance conviviale prédispose aux rencontres, en particulier amoureuses. Autrefois, bals et bars jouaient ce rôle mais les enquêtes sociologiques ont relégué les bistrots en fin de liste. Certes, sortir de chez soi est plus vivant que de rester devant l’écran du téléviseur, mais au café il n’y a pas de télécommande pour choisir son programme et la rencontre amicale ou amoureuse ne figure pas sur la carte. Les lieux de sociabilité se diversifient et se virtualisent, le cadre professionnel ou amical et Internet sont davantage prisés pour dénicher l’âme sœur. En effet, la place des femmes n’est pas évidente au bistrot, contrairement à celle des hommes. Toulouse-Lautrec, Van Gogh et tant d’autres artistes y situent buveuses d’absinthe et prostituées. À l’époque, les dames respectables priaient à l’église tandis que les gars trinquaient au troquet. Les gestes se ressemblent : des ouvriers en cotte bleue levant leur verre de vin rouge, le prêtre dressant son calice lors de l’élévation. “Prenez et buvez”, s’entend en version religieuse ou profane. Un siècle plus tard, ce jeu de rôles qui ne favorise pas les échanges perdure. “Un allongé”, commande une femme au bar du coin. Rire gras d’un habitué. Le patron se sent forcé de rembarrer son client goguenard : “Quand il entend une femme parler d’allongé?” La femme sourit au vieux dadais, s’excuse presque : “Le matin, je ne suis pas bien réveillée.” D’autres estaminets résonnent d’un “Qu’est-ce que je lui mets, à la dame ?” Plusieurs auteurs ont exploré ce versant obscur des comptoirs, lorsqu’une bande d’hommes ivres part en vrille. Frédéric Fromet chante dans les bars, sur un air de chanson à boire : “Vas-y Josiane montre-nous ton cul/Fais pas ta timide, on en a déjà vu/Pis tant qu’on y est, fais-nous voir tes nibards/? Quelques bibines derrière la cravate?/Pour le moment c’est la fête à Josiane/Même si elle dit qu’elle s’appelle pas Josiane !” Le cinéaste Paul Vecchiali a réalisé Le Café des Jules sur ce thème d’une soirée qui dérape. Lorsque Van Gogh écrit : “Dans mon tableau Café de nuit, j’ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l’on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes”, à quoi songe-t-il ? Dans les westerns, les cow-boys se liquident au saloon. Les fantasmes abondent mais en réalité la violence se révèle rarissime dans le cadre d’un bistrot, lieu ouvert où s’exercent un regard et un contrôle social. »
(p. 27-31)
Convivialité (p. 20-23)
Quel avenir aux bistrots ? (p. 79-86)
Extrait court