Grand-Père Atalaya :
« Jérôme coupe le moteur. Il s’assoit sur le pont, et son regard va se perdre sur la cime des grands arbres de la selva. C’est notre passe-temps favori depuis que nous nous sommes transformés en marins d’eau douce : contempler la selva. En mer, nous restons des heures à fixer intensément l’océan, ici c’est la mer végétale qui nous fascine. Tandis que mon coéquipier se roule une cigarette, Jeito, l’un des singes du bord, vient se nicher sur son épaule droite, juste contre son cou et, méthodiquement, se met à lui sucer les cheveux. Tel un enfant rassuré par son doudou, le jeune sapajou s’endormira bientôt. Nous n’avons pas échangé un mot depuis des heures. À cet instant, comment bénir cette formidable minute de vie autrement qu’en la savourant en silence ?
Je termine l’installation d’un hamac, tendu entre les câbles du gréement, et, à mon tour, je me roule une cigarette. Au moment où je m’apprête à l’allumer, je ressens un souffle frais sur ma nuque. Je secoue les épaules en réprimant un léger frisson. Un nouveau souffle vient me caresser. Et encore une fois, comme si quelqu’un m’appelait en s’impatientant. Je me retourne et je l’aperçois pour la première fois. Celui que dans mon premier récit de voyage, par commodité et par respect pour la parole donnée, j’ai simplement nommé “Grand-Père”, est là. Il me fixe de son regard perçant et narquois qui indique combien il est ravi de me jouer ce premier tour. Puis ses yeux vifs, brillant au milieu de son visage aux rides profondes, m’examinent et me jaugent.
J’aurais dû l’entendre arriver, l’entendre godiller pour amener sa lourde pirogue rustique à couple de notre voilier. Comment nous a-t-il repérés aussi vite ? Lui, de son côté, affiche un air satisfait et ne paraît guère surpris par notre arrivée. Assis sur le banc de sa pirogue, pagaie dans les mains, il me scrute. Il n’y a ni sympathie ni animosité dans cet examen en règle : il me regarde comme s’il cherchait à conforter une certitude, à reconnaître quelque chose ou quelqu’un qu’il n’aurait pas vu depuis longtemps. Je ne me sens pas à l’aise, bien sûr, mais pas réellement gêné non plus. Certes, je suis chez lui en Amazonie, mais cet univers dont je caresse les méandres depuis plusieurs semaines m’a désormais admis, j’en suis convaincu. Je ne suis plus un quelconque gringo ou un touriste anodin. Il ne s’agit de toute façon pas d’une affaire de propriété mais d’un échange. Plus tard, Grand-Père m’expliquera qu’effectivement il cherchait à être sûr, car s’il avait pressenti notre venue il n’en avait absolument pas imaginé les circonstances. Il m’avouera qu’il fut très surpris par notre jeunesse, “des enfants”, dira-t-il. Il se demanda également si Jérôme, à la peau si parfaitement cuivrée par le soleil, n’était pas un véritable Indien ! Enfin, il trouvait ma tête et mon allure aux limites du comique :
— Je ne voulais pas rire, commentera-t-il. Tu te serais vexé !
Pour autant qu’il m’en souvienne, notre curieuse observation réciproque dura plusieurs minutes, lui assis dans sa pirogue au ras de l’eau, moi debout sur le pont du bateau. Appuyé contre le mât et nous tournant le dos, Jérôme paraissait n’avoir rien remarqué. Les yeux mi-clos, il fumait paisiblement sa cigarette, l’esprit en voyage dans la verte immensité de la selva.
Si l’on a conservé une approche merveilleuse des choses de la vie, le voyage offre sans cesse des réponses rassurantes aux questions angoissantes qui nous assaillent tous un jour ou l’autre. Par exemple, celles de notre véritable identité, de notre destinée, de nos forces et de nos faiblesses, de notre insignifiance dans le vaste univers, etc. Questions qui font les lieux communs des discussions humaines, mais auxquelles il vaut mieux trouver quelques réponses satisfaisantes pour tenter de vivre. En route, c’est plus simple : il suffit d’ouvrir les yeux, les oreilles, de se laisser guider par ses sens et la réflexion compose naturellement le menu à partir d’ingrédients délicieux. Pourquoi une telle simplicité ? Parce que le corps et l’esprit fonctionnent harmonieusement au même rythme, avec la même disponibilité, tendus vers le même objectif de bien-être. Il n’y a pas d’un côté l’esprit et de l’autre le corps, non, les deux sont occupés par la même besogne élémentaire, qui est de vivre bien.
L’arrivée de Grand-Père m’était donc apparue dans l’ordre logique des choses. Elle appartenait à cette heure de plénitude de notre voyage. Passant mon bras par-dessus les filières du bateau, je tends ma cigarette au visiteur qui l’accepte sans manifester le moindre sentiment. Il attend et je finis par comprendre :
— Jérôme, tu veux bien me passer les allumettes ?
Jérôme sursaute et s’approche :
— Tiens, de la visite? Il y a donc du monde par ici ! Je croyais que nous étions les derniers survivants à la surface de la planète verte !
Je craque une allumette et me penche :
— Tiens, Grand-Père, voilà du feu? »
Francesca et l’œil du boto (p. 136-138)
Les petites vérités (p. 196-199)
Extrait court
« Jérôme coupe le moteur. Il s’assoit sur le pont, et son regard va se perdre sur la cime des grands arbres de la selva. C’est notre passe-temps favori depuis que nous nous sommes transformés en marins d’eau douce : contempler la selva. En mer, nous restons des heures à fixer intensément l’océan, ici c’est la mer végétale qui nous fascine. Tandis que mon coéquipier se roule une cigarette, Jeito, l’un des singes du bord, vient se nicher sur son épaule droite, juste contre son cou et, méthodiquement, se met à lui sucer les cheveux. Tel un enfant rassuré par son doudou, le jeune sapajou s’endormira bientôt. Nous n’avons pas échangé un mot depuis des heures. À cet instant, comment bénir cette formidable minute de vie autrement qu’en la savourant en silence ?
Je termine l’installation d’un hamac, tendu entre les câbles du gréement, et, à mon tour, je me roule une cigarette. Au moment où je m’apprête à l’allumer, je ressens un souffle frais sur ma nuque. Je secoue les épaules en réprimant un léger frisson. Un nouveau souffle vient me caresser. Et encore une fois, comme si quelqu’un m’appelait en s’impatientant. Je me retourne et je l’aperçois pour la première fois. Celui que dans mon premier récit de voyage, par commodité et par respect pour la parole donnée, j’ai simplement nommé “Grand-Père”, est là. Il me fixe de son regard perçant et narquois qui indique combien il est ravi de me jouer ce premier tour. Puis ses yeux vifs, brillant au milieu de son visage aux rides profondes, m’examinent et me jaugent.
J’aurais dû l’entendre arriver, l’entendre godiller pour amener sa lourde pirogue rustique à couple de notre voilier. Comment nous a-t-il repérés aussi vite ? Lui, de son côté, affiche un air satisfait et ne paraît guère surpris par notre arrivée. Assis sur le banc de sa pirogue, pagaie dans les mains, il me scrute. Il n’y a ni sympathie ni animosité dans cet examen en règle : il me regarde comme s’il cherchait à conforter une certitude, à reconnaître quelque chose ou quelqu’un qu’il n’aurait pas vu depuis longtemps. Je ne me sens pas à l’aise, bien sûr, mais pas réellement gêné non plus. Certes, je suis chez lui en Amazonie, mais cet univers dont je caresse les méandres depuis plusieurs semaines m’a désormais admis, j’en suis convaincu. Je ne suis plus un quelconque gringo ou un touriste anodin. Il ne s’agit de toute façon pas d’une affaire de propriété mais d’un échange. Plus tard, Grand-Père m’expliquera qu’effectivement il cherchait à être sûr, car s’il avait pressenti notre venue il n’en avait absolument pas imaginé les circonstances. Il m’avouera qu’il fut très surpris par notre jeunesse, “des enfants”, dira-t-il. Il se demanda également si Jérôme, à la peau si parfaitement cuivrée par le soleil, n’était pas un véritable Indien ! Enfin, il trouvait ma tête et mon allure aux limites du comique :
— Je ne voulais pas rire, commentera-t-il. Tu te serais vexé !
Pour autant qu’il m’en souvienne, notre curieuse observation réciproque dura plusieurs minutes, lui assis dans sa pirogue au ras de l’eau, moi debout sur le pont du bateau. Appuyé contre le mât et nous tournant le dos, Jérôme paraissait n’avoir rien remarqué. Les yeux mi-clos, il fumait paisiblement sa cigarette, l’esprit en voyage dans la verte immensité de la selva.
Si l’on a conservé une approche merveilleuse des choses de la vie, le voyage offre sans cesse des réponses rassurantes aux questions angoissantes qui nous assaillent tous un jour ou l’autre. Par exemple, celles de notre véritable identité, de notre destinée, de nos forces et de nos faiblesses, de notre insignifiance dans le vaste univers, etc. Questions qui font les lieux communs des discussions humaines, mais auxquelles il vaut mieux trouver quelques réponses satisfaisantes pour tenter de vivre. En route, c’est plus simple : il suffit d’ouvrir les yeux, les oreilles, de se laisser guider par ses sens et la réflexion compose naturellement le menu à partir d’ingrédients délicieux. Pourquoi une telle simplicité ? Parce que le corps et l’esprit fonctionnent harmonieusement au même rythme, avec la même disponibilité, tendus vers le même objectif de bien-être. Il n’y a pas d’un côté l’esprit et de l’autre le corps, non, les deux sont occupés par la même besogne élémentaire, qui est de vivre bien.
L’arrivée de Grand-Père m’était donc apparue dans l’ordre logique des choses. Elle appartenait à cette heure de plénitude de notre voyage. Passant mon bras par-dessus les filières du bateau, je tends ma cigarette au visiteur qui l’accepte sans manifester le moindre sentiment. Il attend et je finis par comprendre :
— Jérôme, tu veux bien me passer les allumettes ?
Jérôme sursaute et s’approche :
— Tiens, de la visite? Il y a donc du monde par ici ! Je croyais que nous étions les derniers survivants à la surface de la planète verte !
Je craque une allumette et me penche :
— Tiens, Grand-Père, voilà du feu? »
(p. 48-50)
Francesca et l’œil du boto (p. 136-138)
Les petites vérités (p. 196-199)
Extrait court