Collection « Nature nomade »

  • Berg?re
  • Un hiver de coyote
  • Initiation (L?)
  • Avec les ours
  • Adieu Goulsary
  • Sagesse de l?herbe
Couverture

L?Initiation
G?rard Janichon




G?rard Janichon est connu pour le r?cit du fameux p?riple du voilier Damien r?alis? en compagnie de J?r?me Poncet. Parvenus sur le fleuve Amazone, ils risquent leur petit cotre dans le l?gendaire Enfer vert. Fascin?s par l?exub?rance v?g?tale, o? peut se dissimuler la folie ou m?me la mort, ils rencontrent le plus surprenant des passeurs?: Atalaya. Le vieux m?tis per?oit l??me de la selva et conduit ses h?tes au c?ur de la jungle. Il enseigne ? G?rard les secrets de la for?t et de la perception. L?harmonie de sa relation ? la nature en fait un guide inattendu pour le voyageur d?abord sceptique et indocile, et bient?t ?branl? dans ses certitudes. De cette exp?rience initiatique v?cue sous les frondaisons, au milieu du babil des singes et du ballet des oiseaux, le jeune homme sort transform?, et ? jamais ?clair? sur son destin.

Avec une postface par : G?rard Janichon

« Voil? que, pr?s de vingt ans apr?s, le livre Atalaya conna?t une nouvelle naissance et, du m?me coup, redonne vie ? Grand-P?re Atalaya qui n?en reviendrait pas de sa long?vit??! Cinquante ans, un demi-si?cle, que nos chemins se crois?rent (notre rencontre eut lieu en 1970)?!
Aujourd?hui encore, dans le voyage et la rencontre, tout est conditionnel, il n?existe aucune certitude. Tout d?pend du voyage, tout d?pend de la rencontre. Et c??tait encore plus palpable un demi-si?cle en arri?re, l?inconnu et le myst?re s?ouvraient ? celui qui en r?vait et savait s?en ?merveiller, l?Amazonie elle-m?me ?tait encore en grande partie une terra incognita. Le voyageur ?tait facilement un explorateur, et l?on sait qu?en ces conditions c?est soi-m?me que l?on d?couvre, souvent d?une fa?on inattendue, ?trange. Et autant vous le dire tout de suite, Atalaya est une histoire ?trange. Elle mit ? mal mes certitudes de jeune homme europ?en et certains lecteurs ne sauront la percevoir qu?au conditionnel sceptique, une conjugaison pragmatique et rationnelle de la vie aujourd?hui largement r?pandue. Qu?importe, je ne cherche pas ? convaincre, je raconte une exp?rience qui ressemble parfois ? un conte. Elle en a la simplicit? et l??bahissement. Il en va ainsi lorsque le voyageur avide de d?couverte et d??merveillement s?enfonce dans une nature sauvage et majestueuse, forte, envo?tante et qu?il y fait la rencontre de gens qui vivent en harmonie avec leur environnement dont ils soup?onnent ? peine l?exub?rance. Pas besoin de ma?triser le dialecte local pour comprendre et partager, on est imm?diatement dans l?essentiel. Parvenu en ces lieux comme guid? par une fatalit? divine, bonne ou mauvaise, l??change peut prendre une tournure inattendue pour ce voyageur subjugu?, d?pass??!
Tout avait d?ailleurs commenc? comme un conte quelques ann?es auparavant. Nous ?tions deux amis d??cole, J?r?me Poncet et moi-m?me, et avions d?cid? d?un projet ambitieux?: r?aliser un tour du monde sur un petit voilier en visitant des latitudes vierges ou quasi vierges ? l??poque, vers le p?le Nord, le p?le Sud, le cap Horn bien s?r, avec au milieu un d?fi lui aussi in?dit pour un petit voilier, la remont?e de l?Amazone jusqu?? ses sources andines?! Nous avions 17?ans, l?id?e fit sourire, le projet fut moqu? mais, apr?s cinq ans d?efforts, Damien, robuste voilier en bois de 10?m?tres existait bel et bien et nous ?tions plus d?termin?s que jamais. Le voyage de 55?000?milles entre 80??Nord et 68??Sud dura pr?s de cinq ans, entre mai?1969 et septembre?1973. Nous r?alis?mes ? peu pr?s toutes nos annonces et parfois un peu mieux.
Le projet amazonien, lui, connut quelques bouleversements.
Dans un voyage autour du monde, les fortunes de mer et les infortunes tout court font partie du quotidien. L?important pour les surmonter est de rester fid?le ? ses objectifs, et de demeurer un ?quipage solidaire. Partis ? trois, nous nous ?tions retrouv?s ? deux au bout de six ? sept mois de route mais J?r?me et moi formions un duo qui fonctionnait bien en mer comme aux escales. Nous nous appr?ciions, nous respections, nous compl?tions.
Aux Antilles, J?r?me se vit all?ger d?un rein et la parenth?se tropicale parsem?e d?autres emb?ches se prolongea plus longtemps que pr?vu. Elle nous contraignit ? renoncer au projet de remonter l?Amazone jusqu?au P?rou?: nous d?mes nous contenter de forcer son cours sur 2?000?kilom?tres environ, jusqu?? Manaus. En 1970, l?ancienne cit? glorieuse du caoutchouc tombait en ruines, la Selva, vorace for?t amazonienne, avait m?me commenc? ? d?vorer O?Teatro, son imposant op?ra de marbre.
D?s notre entr?e sur le Fleuve-Mer, je ressentis de curieuses fi?vres qui n?avaient rien ? voir avec la malaria. J?avais r?v? de cet Enfer vert durant des ann?es et, en longeant ses berges d?vast?es et rong?es par la puissance du fleuve, mon excitation ne cessait de cro?tre?! Je ressentais l?appel de la for?t comme si j?avais d?j? v?cu en ces lieux?: il me prenait aux tripes. Dans cette jungle o? il ?tait si facile de se perdre, de sombrer dans la folie ou de mourir de la simple piq?re d?une araign?e, quelque chose ou quelqu?un m?attendait?! Je remplissais r?guli?rement mon journal de bord en m?interrogeant sur mon exaltation mais ne trouvais aucune explication rationnelle. Heureusement, la lutte quotidienne contre le courant violent pour sauter d?un village ? l?autre ou pour se d?s?chouer des bancs de sable sur lesquels nous butions avec r?gularit? r?clamait toute notre ?nergie. Elle ne permettait aucun rel?chement et ?vitait de s?attarder aux questionnements existentiels.
Une fois atteints Manaus et le spectaculaire m?lange des eaux du Rio Negro et du Rio Solim?es qui forment ainsi le cours principal de l?Amazone, nous sent?mes que nous passions ? c?t? d?une d?couverte essentielle. ? force de remonter les art?res du grand corps Amazonia, nous ?tions parvenus jusqu?? son c?ur, nous en ressentions les battements, mais nous n?avions qu?une id?e superficielle de ce qu??tait sa vie. Nous longions l?immense for?t, nous en percevions les sons et les odeurs, croisions des pirogues men?es par des Caboclos aux mines r?sign?es et qui r?pondaient avec indiff?rence ? nos saluts, mais nous n?avions rien partag?, rien vu, rien affront?. Nous n??tions que des voyageurs passifs, assis dans un train, qui contemplent, sans en faire partie, le paysage immense qui d?file derri?re la vitre du wagon. Notre voyage nous conduisait forc?ment quelque part de plus excitant qu?une gare et j??tais de plus en plus impatient de d?couvrir o?, je savais d?j? que c??tait dans la Selva. Les deux sapajous adopt?s lors d?une escale dans un village semblaient ?galement de cet avis. Un forestier nous indiqua le Lago Sapucu?, un petit lac perdu au milieu de la for?t. Nous all?mes donc y ?chouer Damien.
? peine l?ancre mouill?e, une pirogue men?e par un vieil homme rid? accosta notre bord. C??tait Grand-P?re Atalaya, le h?ros du pr?sent r?cit. Il semblait nous attendre, c?est d?ailleurs ce qu?il pr?tendit.

On verra qu?il ?tait fort bavard et savait se faire entendre, se faire comprendre?! Cela ouvre voie ? la question r?currente, mais comment r?ussissiez-vous ? communiquer?? Pas plus que je me suis demand? qui ?tait r?ellement ce grand-p?re qui ne payait pas de mine dans son short ?lim? et sa chemisette d?chir?e, me contentant de l?accepter tel qu?il ?tait, communiquer est une question que nous ne nous sommes jamais pos?e durant tout notre voyage autour du monde, o? que ce soit et avec qui que ce soit, et au lac Sapucu? moins qu?ailleurs?! Certes, ? l?entame de notre p?riple amazonien, nous ne ma?trisions ni le portugais (langue officielle du Br?sil) ni le dialecte local fond? sur les langues tupi-guarani assez r?pandues le long des grands fleuves de l?Am?rique du Sud et dont usaient alors les communaut?s caboclos les plus isol?es. Mais les rencontres au fil de la remont?e du fleuve nous y initi?rent et nous habitu?rent ? nous d?brouiller avec ce que nous pouvions retenir au gr? des circonstances. Nous parvenions ? converser sans complexe avec les uns et les autres. Tous les nomades vous diront d?ailleurs qu?il existe un esp?ranto du voyageur, un langage universel de la rencontre. La circonstance factuelle invente le syst?me de communication. On se rencontre, on ?change, on partage et on se comprend. Parfois tant bien que mal, mais ensuite on est toujours ?tonn? de l?empreinte qui s?est imprim?e en soi. Nous communiquions ainsi avec Grand-P?re et tous les gens rencontr?s au Lago Sapucu?, Francesca, Waldemar et ceux dont nous ne connaissions pas toujours les noms.
De plus, les soliloques de Grand-P?re ?taient souvent interminables?: peut-?tre voulait-il ?tre s?r de graver quelque chose dans mon esprit ou mon ?me?? Car s?il se montrait aussi insistant, ce n?est pas par crainte que je ne le comprenne pas mais parce qu?il me sentait particuli?rement r?calcitrant ? ce qu?il devait consid?rer comme son devoir de transmission ou d?enseignement. Je n??tais pas pr?t ? les recevoir. J?appr?ciais sa compagnie, j?aimais apprendre de ses gestes et attitudes de survie dans le milieu hostile qui nous cernait?; il avait raison de jouer avec mes sens, de me pousser ? mieux voir, mieux ?couter, mieux sentir tout ce qui m?entourait, ici le fleuve, la for?t et ses habitants, humains et animaux?; c??tait un bon guide qui nous ouvrait aux rencontres avec la petite communaut? dispers?e dans la Selva, mais quand il d?clinait ses logorrh?es sans fin ou ses monologues ?sot?riques, souvent, je m?aga?ais. D?abord parce que ces moments-l? me r?clamaient concentration et ?nergie pour saisir o? il voulait en venir (ses propos n??taient pas toujours limpides et fluides du premier coup) et j?en ressortais fatigu?, frustr? de n??tre pas en for?t, au milieu des arbres dont on apercevait ? peine les cimes. Ensuite, parce que, pour le dire clairement, j?ai peu d?attirance pour le surnaturel. Sa patience (et la mienne?!) fut toutefois r?compens?e. Peu ? peu, je sus l??couter autrement, un autre syst?me de perception compl?mentaire au langage se mit en place tout seul. Elle ?tait l? notre communication, la perception. Atalaya n??tait pas un simple personnage verbomoteur, il poss?dait des dons. Il ne m?en a transmis aucun, mais a su ouvrir des portes en moi. On le sait, on ne comprend pas seulement avec les mots. Les mots ne sont que des ?tiquettes, ils d?signent, ils d?finissent, ils diss?quent, ils intellectualisent, mais on comprend vraiment par la perception, c?est elle qui fait entrer le concept dans notre esprit et l?ancre ? jamais. Cela se v?rifie d?s l?enfance?: pourquoi un ?colier bloque-t-il sur l?enseignement et, d?un seul coup, ?d?clenche-t-il?, comme on dit?? Souvent parce qu?un professeur a su trouver la cl? pour harmoniser leur relation, puis l?interrupteur pour faire surgir la lumi?re, alors que les autres n?y parvenaient pas. L??colier ne redoute plus l?inconnu et ce qu?il ne sait pas, il voit, il est ouvert ? ce qu?il entend, il comprend, il assimile et pourra restituer.
Ma?tris?e, la perception peut d?boucher sur un autre type d?approche pour entendre et comprendre. Grand-P?re, friand de m?taphores pour expliciter ses propos, l?avait baptis?e, on le verra, ?naviguer dans la pens?e de l?autre?. Cette perception est assez d?routante lorsqu?on l?exp?rimente ou la pousse ? l?extr?me, mais elle est ?galement instinctive dans tous les rapports humains. Et elle peut se d?velopper si on l?exerce. Car elle repose sur l??coute de l?autre dans une attitude neutre, objective, ouverte et sans jugement. Pour aller un peu plus loin que le simple ?je vois ce que tu veux dire?, on doit l?cher prise, se laisser porter par le courant de la pens?e de l?autre afin d?y embarquer, la p?n?trer sans l?alt?rer. Une m?ditation en l?autre en quelque sorte ou, par exemple, un voyage exploratoire au-del? de la conscience, un peu ? la fa?on d?une s?ance de yoga nidra dont le but ne serait pas uniquement la relaxation mais la compr?hension. Une pratique qui, ?videmment, a des limites, selon les individus. Personnellement, ignare en ces domaines et sans doute trop r?calcitrant, j?ai eu du mal ? l?appliquer, mais ce qui est certain c?est que j??tais davantage r?ceptif, je saisissais ce que Grand-P?re Atalaya me racontait. De son c?t?, il semblait avoir tout devin? de moi.
Tel ?tait notre fonctionnement de communication.

Quelques discours de Grand-P?re avaient ?t? enregistr?s sur le petit magn?tophone du bord, un appareil ? bandes magn?tiques pas tr?s pratique, mais ? l??poque les cassettes et les CD n?existaient pas encore. ? l?escale de Rio de Janeiro, nous retrouv?mes notre ami Jean-Pierre crois? dans diff?rents villages amazoniens. Habitu? ? ces lieux o? il supervisait ses chantiers et familier du dialecte local, il fut plut?t interloqu? en ?coutant la voix du vieil homme et se fendit d?un premier commentaire ?nigmatique?: ?Eh bien, dis donc, ton ami pr?cheur est ?tonnant?!? Son avis m?int?ressait et nous ?tions convenus de prendre plusieurs soir?es pour analyser ces bandes et en discuter. Ce que nous ne f?mes jamais. Et puis au fil du temps, des nouveaux bateaux, des fortunes de mer, tout disparut.
De m?me, dans l?Amazonie mutil?e d?aujourd?hui, il n?existe probablement plus aucune trace de Grand-P?re Atalaya. Mais, comme par magie, il existe ce livre ? son livre ? qui s?est refus? ? passer dans l?oubli apr?s sa premi?re ?dition.

Pour terminer cet avertissement, je voudrais rappeler que ce qui peut appara?tre exceptionnel, ?trange ou fantasque, invraisemblable ? un lecteur confortablement install? dans son canap?, peut poss?der une autre normalit?, presque une banalit?, en d?autres contextes d?action et de lieu. ? de multiples ?gards, cette saison en Amazonie fut pour moi exceptionnelle, je la v?cus intens?ment au pr?sent et elle impr?gna le jeune voyageur que j??tais autrement qu?au conditionnel?! Elle m?accompagne toujours. »

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