« Hors collection »

  • Dersou Ouzala
  • Gagarine ou le rêve russe de l’espace
  • Courir l’Himalaya
  • Tamir aux eaux limpides (La)
  • Julien, la communion du berger
  • Lettres aux arbres
  • 100 Vues du Japon (Les)
  • Légende des Pôles (La)
  • 100 Objets du Japon (Les)
  • Chemins de Halage
  • Vivre branchée
  • Solidream
  • Cap-Vert
  • Voyage en Italique
  • Esprit du chemin (L’)
  • Testament des glaces (Le)
  • Un rêve éveillé
  • Pouyak
  • ?uvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture
La parabole de Shackleton :

« J’ai longtemps rêvé d’une cabane au sud du Groenland. Mon dernier séjour là-bas, après une absence de quinze années, m’a détourné de ce rêve. Mes chers icebergs avaient, en taille, diminué de moitié, en raison du tassement des glaciers qui les produisent. Le dynamisme végétal était devenu tel que les moutons ne parvenaient pas à tout brouter, et les prairies, qui jadis étaient rases, ondulaient désormais avec le vent. Le plus étonnant demeurait la température ; tout l’été à l’aéroport de Narsarsuaq, le thermomètre a paru s’être bloqué à 16 Â°C, et la pluie n’en finissait pas. Pas ce crachin arctique affiné par la bise, mais une pluie soutenue, persistante, exténuante, de celles que connaît l’Écosse. L’été suivant, je suis allé plus au nord, à Upernavik, dans l’espoir de retrouver un climat polaire. Si les icebergs paraissaient de taille respectable, il manquait une fois encore aux lieux son seigneur : le froid.
En Europe, le froid défait. Il éconduit les oiseaux, fige les arbres, ramène tout au gris, à l’ingratitude et à l’attente. L’attente du mieux, du printemps ; l’hiver, sous nos latitudes moyennes, ne charrie jamais que déshérence. Le froid polaire, lui, s’oublie derrière ses œuvres. J’attends non pas qu’il passe, mais qu’il crée, et, une fois juin, qu’il se tempère pour mieux présenter son travail. J’aime ce que produit le froid, les montagnes qu’il met à nu, la mer qu’il saisit, cette distance qu’il impose aux hommes et l’armure d’étoffe qu’il les oblige à porter. J’admire les efforts de la vie pour composer avec lui, l’indifférence des phoques, l’excitation des bruants et des sternes, l’effronterie mauve des saxifrages. J’aime par-dessus tout la transparence de l’air dans la fraîcheur saturée de lumière. Et l’orgueilleux sentiment que les montagnes n’existent que pour soi. Lorsqu’il n’est que saisonnier, le froid est ingrat et la chaleur lui est bien souvent préférable, mais chez lui, avec la roche pour matériau, il se révèle le plus puissant des créateurs.
Je ne sais plus où le trouver. Restent ses sculptures colossales, fjords et falaises, témoins immobiles quand le ciseau de glace s’est émoussé. Je le reconnaîtrai sur la côte orientale, peut-être, amené par les flots qui coulent de l’océan Glacial. La région est tellement cernée d’icebergs que je ne veux pas croire que la chaleur l’emporte durablement, même si les glaciers qui la cernent font grise figure. Je convoite, je l’avoue, le tohu-bohu des banquises et l’acrimonie du ciel. Une mer impulsive et retorse, qui distille de l’acidité dans le ventre du marin. Je veux revenir à des émotions de jeunesse, quand l’Arctique me terrifiait.
Cette cabane sur fond de paradis en voie de perdition, je finirai bien par la dénicher. Pas pour m’y installer, mais pour m’y rétablir. Sentir, en moi, la vie dans sa cohérence. Recommencer, un moment. Et, surtout, ne pas laisser d’empreinte, car si je devais abandonner à la Terre un souvenir de mon passage, je le choisirais anonyme, comme peut l’être un calvaire au bord d’une route.
Tant qu’il n’était que vagabond, l’homme ne laissait guère de traces. Mais il n’a plus aimé se confronter aux forces de la nature, il leur a tourné le dos et s’est mis à construire dans son coin. Nous avons marqué le sol du sceau de notre vanité : le béton incruste pour des siècles une prétention individuelle qui n’allait pourtant qu’avec la durée d’une vie. Si nous avions construit en bois ou en terre crue, nous aurions bénéficié du même confort, et nos maisons, temporaires comme nous le sommes, seraient facilement revenues à la poussière. C’était le cas jadis : les hommes, s’acceptant mortels, ne souhaitaient pas imposer leur mémoire à leurs descendants ; leurs maisons étaient en paille et en torchis. Et quand ils construisaient pour défier le temps, ils ne construisaient pas pour eux, ils dressaient des cathédrales. Ainsi ils réservaient l’éternité à ce qu’ils vouaient à l’éternel. Aux générations à venir, notre civilisation déspiritualisée ne laissera pas une représentation magnifiée de l’au-delà, mais les stigmates indélébiles de l’ici-bas. »
(p. 111-115)

Héraut de la nature (p. 56-57)
L’aventure vitale (p. 133-134)
Extrait court
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