
Les cavernes d’Ali Baba :
« À Lander, même scénario : pas de segment d’arceau ! Une jeune femme nous observe comme si elle nous connaissait. Nos regards se croisent, nous nous sourions. Elle se présente : “Mara.” Sait-elle que son prénom est celui de la rivière mythique qui établit la frontière entre Tanzanie et Kenya ? Que la fabuleuse migration des gnous et des zèbres depuis et vers le Serengeti la franchit ? Elle soulève son pull et dévoile, imprimés sur son tee-shirt, les équidés à robe rayée. Elle sait cela. Ses parents l’ont baptisée en souvenir d’un voyage mémorable en Afrique. Elle est enchantée qu’on comprenne un bout de son histoire. Mais ce qu’elle a décelé en nous de familier, c’est le goût de l’aventure. Donc de la débrouille. “Je travaille chez NOLS. Je pourrais trouver ce dont vous avez besoin. Suivez-moi !”
NOLS ou National Outdoor Leadership School. Ça nous revient : pendant les Trail Days à Silver City, Dorian nous a parlé de cette école qui forme des “étudiants” de tout âge, horizon, couleur de peau. Chefs d’entreprise, ados, astronautes de la NASA. Mara en résume la philosophie : éduquer en plein air, enseigner l’éthique environnementale, développer les capacités de leadership en milieu naturel. Séduisant ! À cette heure, elle est déjà fermée. Mais ça ne décourage pas Mara. Elle passe quelques coups de fil : on vient nous ouvrir. Nous entrons dans le hall, traversons une salle, puis Mara pousse une porte et appuie sur un interrupteur. Les néons crépitent, révélant une pièce extraordinaire. Tout le matériel d’expédition y est soigneusement rangé. Sur un mur, sont suspendus les équipements d’escalade : coinceurs, chaînes, mousquetons. Deux autres sont meublés d’étagères, dont on atteint la plus haute grâce à un escabeau. Cordes, matelas de grimpe, chaussures de ski, duvets, tentes, etc. Tout y est ! En bas, des chariots. Mara en fait rouler un vers nous : “Servez-vous !” S’il y a un endroit dans ce pays, à part chez le fournisseur, où nous aurions pu trouver notre arceau, c’est ici !
Une caverne d’Ali Baba. Mara nous explique que, dans la mesure du possible, rien n’est jeté. Sur une MSR Hubba Hubba, il y a sept types de segments différents qui ont chacun leur propre longueur et courbure. Nous avons radiographié la fracture et savons ce qui est à soigner. Accroupis, nous comparons, au sol, différents éléments. Mara nous regarde, l’œil vif, et ensemble nous finissons par identifier un segment à la juste courbure. Mais il est trop long, de quelques millimètres à peine. Or tout doit s’emboîter parfaitement comme dans un squelette. Mara envoie alors un message à la communauté NOLS. Dans la minute, on lui répond. Demain matin, nous irons faire scier ce segment à la juste taille, chez le MacGyver de Lander.
Elle nous propose un tour de l’école et, dans un bac d’objets trouvés, nous invite à nous servir, au besoin. Certains sont là depuis des lustres ! Je déniche une paire de gants plus chauds car, de jour en jour, le froid se fait plus vif. Et nous n’avons pas encore demandé à Manda et Vanessa de nous expédier notre colis d’hiver.
Au programme de l’école : randonnée, canoë, kayak, spéléologie, escalade, pêche à la mouche, équitation, alpinisme, rafting, voile, ski, snowboard, médecine d’expédition. Des photographies illustrant les “cours” : traversée de rivière, lecture de carte, progression dans une faille, sourires et cheveux au vent, pêche, descente de rapides en kayak, troupeau de mustangs, bivouac au bord de lacs sauvages, atteinte de sommets. Si je devais inventer une école ou plutôt réinventer l’École, ce serait ainsi.
Mara nous fait visiter l’épicerie. Chez NOLS, on apprend aussi à cuisiner des repas sains et respectueux. On intègre le concept “zéro déchet” : le mode de vie du XXIe siècle ! On a l’impression d’être sur un marché africain : dans des bidons sont stockés riz, pâtes, lentilles, pois chiches et toutes sortes de féculents, oléagineux et protéagineux. Chocolat, céréales, sucre et biscuits sont également disponibles en vrac. Mara nous permet de choisir des ingrédients dans les restes des dernières expéditions, prometteurs de festin.
Chez Mike, nouvelle caverne d’Ali Baba ! Sur la porte en bois vitrée de son atelier, un bris de glace semble une toile d’araignée. Les lettres forgées W E L C O M E y sont suspendues ainsi que des grelots que le vent et les visites de ceux qui ont quelque chose à réparer ou à créer font s’agiter. Quand on pénètre dans la forge, on regarde d’abord le ferronnier. En particulier ses mains qui observent le segment cassé et l’expression de son visage à l’exposition du “problème”. On reste suspendus à son verdict : arrivera-t-on à réparer ? Entre moustache et barbe grisonnantes, ses lèvres demeurent impassibles. Mais à travers ses lunettes, on décèle que son regard s’éclaire : la tâche lui plaît. Ses sourcils se relèvent et, dans la lueur de ses yeux, se lit l’amorce d’une solution. Dans les poches de son pantalon tenu par des bretelles en cuir, il fouille, en sort un mètre, mesure et se dirige vers son établi. Alors seulement on élargit son regard à l’antre tout entier.
Des tenailles, des marteaux, des enclumes, des poinçons et autres outils que je ne saurais nommer. Des rouleaux de fils de métal. Des plaques d’immatriculation du Wyoming. Un meuble industriel jaune dont on ne voit plus la surface. Sur un poteau de bois, des fers à cheval et une inscription manuscrite au feutre noir : Live life to the verge of tears. Oui, mais des larmes de joie ! Sur les rampants, deux paires de ski et une de raquettes. La vie de Mike a elle aussi été marquée par NOLS où, longtemps, il enseigna. Il n’en est pas à son premier arceau brisé par la tempête ou l’usure.
Sur l’herbe, nous disposons les segments. Son vieux chien les renifle et, entre eux, son chat slalome avant de se coucher dessus. Je n’assiste pas à la découpe, seulement à l’emboîtement impeccable des deux pièces, comme un ostéopathe remettrait en place des os qui tiennent à être réunis. Nous montons la tente. “Le vent peut maintenant souffler autant qu’il veut.” Mike, ce guérisseur !
Nous roulons sur l’US-287, renouant avec les étendues d’armoise et le vent. À entendre ses râles à bord, nous sommes rassurés d’avoir pu réparer notre Hubba Hubba. De l’Afrique, Mara n’a pas seulement hérité d’un prénom et du don de faire beaucoup avec peu mais aussi d’un sens de l’hospitalité. Elle a insisté pour nous raccompagner au nord d’Atlantic City, avec son ami Hayden. Nous avons encore quelques jours à passer dans le Wyoming : le temps de traverser les Winds.
“Mes montagnes préférées”, murmure Mara, suspendue aux lointains sommets d’où la neige a presque fondu. Un vide époustouflant les précède, que le relief même peinerait à combler. Si une clôture à neige ne la scindait, l’étendue d’armoise se confondrait avec le ciel. C’est ici. Ça souffle. Nous fermons les portières pour ne pas que le vent les emporte. Nous nous serrons avec autant de force qu’il nous étreint. La chaîne porte le nom de la Wind River, baptisée de celui du vent car les courants dominants du nord-ouest balaient sa vallée. On pourra compter sur lui pour diffuser nos messages d’amitié. Demain, Mara et Hayden iront se baigner dans un des milliers de lacs des Winds. Ils ont la vie devant eux, l’affirment trop courte pour plonger dans toutes ces eaux cristallines. L’exploration des montagnes et celle de l’Amour ont ça en commun, elles sont inépuisables.
L’imposante clôture à neige – sa hauteur fait deux fois la taille de Fred – semble une sculpture en bois exposée seule dans ce paysage infini. À son extrémité, je place un œil : une hypnose. Les montants qui se croisent ont l’effet d’un miroir sans fin. Ces clôtures ne sont pas pensées pour arrêter la neige mais pour ralentir le vent qui, lui, dépose alors celle qu’il transporte. Ainsi tenues à l’écart des routes et voies ferrées, neige et glace n’entravent pas le passage. Les éleveurs valorisent ces barrières pour créer non loin des bassins abreuvant les troupeaux au printemps. Craignant que nous nous envolions, Mara et Hayden nous observent nous éloigner, espérant, de leur regard, nous ancrer dans la terre. »
Hospitalité et tempête du désert (p. 44-48)
La plaine Saline (p. 269-273)
Extrait court
« À Lander, même scénario : pas de segment d’arceau ! Une jeune femme nous observe comme si elle nous connaissait. Nos regards se croisent, nous nous sourions. Elle se présente : “Mara.” Sait-elle que son prénom est celui de la rivière mythique qui établit la frontière entre Tanzanie et Kenya ? Que la fabuleuse migration des gnous et des zèbres depuis et vers le Serengeti la franchit ? Elle soulève son pull et dévoile, imprimés sur son tee-shirt, les équidés à robe rayée. Elle sait cela. Ses parents l’ont baptisée en souvenir d’un voyage mémorable en Afrique. Elle est enchantée qu’on comprenne un bout de son histoire. Mais ce qu’elle a décelé en nous de familier, c’est le goût de l’aventure. Donc de la débrouille. “Je travaille chez NOLS. Je pourrais trouver ce dont vous avez besoin. Suivez-moi !”
NOLS ou National Outdoor Leadership School. Ça nous revient : pendant les Trail Days à Silver City, Dorian nous a parlé de cette école qui forme des “étudiants” de tout âge, horizon, couleur de peau. Chefs d’entreprise, ados, astronautes de la NASA. Mara en résume la philosophie : éduquer en plein air, enseigner l’éthique environnementale, développer les capacités de leadership en milieu naturel. Séduisant ! À cette heure, elle est déjà fermée. Mais ça ne décourage pas Mara. Elle passe quelques coups de fil : on vient nous ouvrir. Nous entrons dans le hall, traversons une salle, puis Mara pousse une porte et appuie sur un interrupteur. Les néons crépitent, révélant une pièce extraordinaire. Tout le matériel d’expédition y est soigneusement rangé. Sur un mur, sont suspendus les équipements d’escalade : coinceurs, chaînes, mousquetons. Deux autres sont meublés d’étagères, dont on atteint la plus haute grâce à un escabeau. Cordes, matelas de grimpe, chaussures de ski, duvets, tentes, etc. Tout y est ! En bas, des chariots. Mara en fait rouler un vers nous : “Servez-vous !” S’il y a un endroit dans ce pays, à part chez le fournisseur, où nous aurions pu trouver notre arceau, c’est ici !
Une caverne d’Ali Baba. Mara nous explique que, dans la mesure du possible, rien n’est jeté. Sur une MSR Hubba Hubba, il y a sept types de segments différents qui ont chacun leur propre longueur et courbure. Nous avons radiographié la fracture et savons ce qui est à soigner. Accroupis, nous comparons, au sol, différents éléments. Mara nous regarde, l’œil vif, et ensemble nous finissons par identifier un segment à la juste courbure. Mais il est trop long, de quelques millimètres à peine. Or tout doit s’emboîter parfaitement comme dans un squelette. Mara envoie alors un message à la communauté NOLS. Dans la minute, on lui répond. Demain matin, nous irons faire scier ce segment à la juste taille, chez le MacGyver de Lander.
Elle nous propose un tour de l’école et, dans un bac d’objets trouvés, nous invite à nous servir, au besoin. Certains sont là depuis des lustres ! Je déniche une paire de gants plus chauds car, de jour en jour, le froid se fait plus vif. Et nous n’avons pas encore demandé à Manda et Vanessa de nous expédier notre colis d’hiver.
Au programme de l’école : randonnée, canoë, kayak, spéléologie, escalade, pêche à la mouche, équitation, alpinisme, rafting, voile, ski, snowboard, médecine d’expédition. Des photographies illustrant les “cours” : traversée de rivière, lecture de carte, progression dans une faille, sourires et cheveux au vent, pêche, descente de rapides en kayak, troupeau de mustangs, bivouac au bord de lacs sauvages, atteinte de sommets. Si je devais inventer une école ou plutôt réinventer l’École, ce serait ainsi.
Mara nous fait visiter l’épicerie. Chez NOLS, on apprend aussi à cuisiner des repas sains et respectueux. On intègre le concept “zéro déchet” : le mode de vie du XXIe siècle ! On a l’impression d’être sur un marché africain : dans des bidons sont stockés riz, pâtes, lentilles, pois chiches et toutes sortes de féculents, oléagineux et protéagineux. Chocolat, céréales, sucre et biscuits sont également disponibles en vrac. Mara nous permet de choisir des ingrédients dans les restes des dernières expéditions, prometteurs de festin.
Chez Mike, nouvelle caverne d’Ali Baba ! Sur la porte en bois vitrée de son atelier, un bris de glace semble une toile d’araignée. Les lettres forgées W E L C O M E y sont suspendues ainsi que des grelots que le vent et les visites de ceux qui ont quelque chose à réparer ou à créer font s’agiter. Quand on pénètre dans la forge, on regarde d’abord le ferronnier. En particulier ses mains qui observent le segment cassé et l’expression de son visage à l’exposition du “problème”. On reste suspendus à son verdict : arrivera-t-on à réparer ? Entre moustache et barbe grisonnantes, ses lèvres demeurent impassibles. Mais à travers ses lunettes, on décèle que son regard s’éclaire : la tâche lui plaît. Ses sourcils se relèvent et, dans la lueur de ses yeux, se lit l’amorce d’une solution. Dans les poches de son pantalon tenu par des bretelles en cuir, il fouille, en sort un mètre, mesure et se dirige vers son établi. Alors seulement on élargit son regard à l’antre tout entier.
Des tenailles, des marteaux, des enclumes, des poinçons et autres outils que je ne saurais nommer. Des rouleaux de fils de métal. Des plaques d’immatriculation du Wyoming. Un meuble industriel jaune dont on ne voit plus la surface. Sur un poteau de bois, des fers à cheval et une inscription manuscrite au feutre noir : Live life to the verge of tears. Oui, mais des larmes de joie ! Sur les rampants, deux paires de ski et une de raquettes. La vie de Mike a elle aussi été marquée par NOLS où, longtemps, il enseigna. Il n’en est pas à son premier arceau brisé par la tempête ou l’usure.
Sur l’herbe, nous disposons les segments. Son vieux chien les renifle et, entre eux, son chat slalome avant de se coucher dessus. Je n’assiste pas à la découpe, seulement à l’emboîtement impeccable des deux pièces, comme un ostéopathe remettrait en place des os qui tiennent à être réunis. Nous montons la tente. “Le vent peut maintenant souffler autant qu’il veut.” Mike, ce guérisseur !
Nous roulons sur l’US-287, renouant avec les étendues d’armoise et le vent. À entendre ses râles à bord, nous sommes rassurés d’avoir pu réparer notre Hubba Hubba. De l’Afrique, Mara n’a pas seulement hérité d’un prénom et du don de faire beaucoup avec peu mais aussi d’un sens de l’hospitalité. Elle a insisté pour nous raccompagner au nord d’Atlantic City, avec son ami Hayden. Nous avons encore quelques jours à passer dans le Wyoming : le temps de traverser les Winds.
“Mes montagnes préférées”, murmure Mara, suspendue aux lointains sommets d’où la neige a presque fondu. Un vide époustouflant les précède, que le relief même peinerait à combler. Si une clôture à neige ne la scindait, l’étendue d’armoise se confondrait avec le ciel. C’est ici. Ça souffle. Nous fermons les portières pour ne pas que le vent les emporte. Nous nous serrons avec autant de force qu’il nous étreint. La chaîne porte le nom de la Wind River, baptisée de celui du vent car les courants dominants du nord-ouest balaient sa vallée. On pourra compter sur lui pour diffuser nos messages d’amitié. Demain, Mara et Hayden iront se baigner dans un des milliers de lacs des Winds. Ils ont la vie devant eux, l’affirment trop courte pour plonger dans toutes ces eaux cristallines. L’exploration des montagnes et celle de l’Amour ont ça en commun, elles sont inépuisables.
L’imposante clôture à neige – sa hauteur fait deux fois la taille de Fred – semble une sculpture en bois exposée seule dans ce paysage infini. À son extrémité, je place un œil : une hypnose. Les montants qui se croisent ont l’effet d’un miroir sans fin. Ces clôtures ne sont pas pensées pour arrêter la neige mais pour ralentir le vent qui, lui, dépose alors celle qu’il transporte. Ainsi tenues à l’écart des routes et voies ferrées, neige et glace n’entravent pas le passage. Les éleveurs valorisent ces barrières pour créer non loin des bassins abreuvant les troupeaux au printemps. Craignant que nous nous envolions, Mara et Hayden nous observent nous éloigner, espérant, de leur regard, nous ancrer dans la terre. »
(p. 596-600)
Hospitalité et tempête du désert (p. 44-48)
La plaine Saline (p. 269-273)
Extrait court
