« Hors collection »

  • Sadhus & yogis
  • Gagarine ou le rêve russe de l’espace
  • Dersou Ouzala
  • Il était une fois l’Ouest sauvage
  • Courir l’Himalaya
  • Tamir aux eaux limpides (La)
  • Julien, la communion du berger
  • Lettres aux arbres
  • 100 Vues du Japon (Les)
  • Légende des Pôles (La)
  • 100 Objets du Japon (Les)
  • Chemins de Halage
  • Vivre branchée
  • Solidream
  • Cap-Vert
  • Voyage en Italique
  • Esprit du chemin (L’)
  • Testament des glaces (Le)
  • Un rêve éveillé
  • Pouyak
  • ?uvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture
La plaine Saline :

« Il a plu cette nuit. Quelques minutes, quelques centaines de gouttes. Suffisamment pour honorer notre clairvoyance à avoir mis le double toit. Notre tente est un instrument à vent. L’artiste qui en joue fait aussi se former des ondes de nuages, absentes du ciel la veille. Le vent est un peintre musicien. Nous plions ensemble les toiles comme on s’aiderait à rentrer les draps qui ont séché au grand air et dont on craindrait qu’ils effleurent le sol, poussiéreux. Notre tente en a vécu, des étreintes avec la terre. C’est désormais le polycro recommandé par Dorian qui est en première ligne. Un plastique fin mais résistant que nous étendons au sol avant d’y monter la tente. Dorian, où es-tu ?
Le vent est notre allié, il nous pousse. Hier, il était sur l’épaule une tape amicale et, régulièrement, nous nous retournions pour admirer les Winds. Aujourd’hui, il nous propulse et ne fait qu’encourager une direction intérieure, aller de l’avant. Dans le livre d’or de Laurel et Dale, nous avons été émus de lire plusieurs d’entre nous s’avouer vaincus par le vent. De nombreux hikers y déclarent mettre fin à leur CDT au terme d’une traversée du Basin qui n’aura été que tempête. Ils écrivent s’estimer heureux d’avoir échoué à Atlantic City. On nous a aidés à choisir que le vent voyage avec nous plutôt que contre nous. La neige puis lui, quoi d’autre ?
Un poteau en béton gravé Oregon trail détonne dans la splendeur. S’il était moins robuste, le vent le mettrait à terre. Fermement dressé, il remplit sa fonction de guide, de phare. Les oiseaux s’y perchent, les vaches s’y frottent. À son pied, d’épaisses touffes de poil d’hiver, noir ou roux, tels les cheveux tombés chez le coiffeur. Il n’y a ici pas grand-chose pour se gratter. Two Forks nous l’a écrit avec humour : “Rien ne pousse à hauteur du mollet, voire de la cheville !” Bien que le Basin offrît aux pionniers une traversée des Rocheuses facile car plate, son aridité et le fait que l’eau n’y coule pas furent un obstacle majeur à la conquête de l’Ouest. On l’appelait la “plaine Saline”. La piste de l’Oregon fut ainsi détournée plus au nord pour passer par South Pass.
Nous longeons les collines Antelope. Au sommet d’une d’elles, un cairn est posé. On peut donc être guidé autrement que par du béton. Dans cette nudité, il y a certes peu de pierres à glaner pour en ériger. Et quand bien même, les vaches les déstabiliseraient. Mais là-haut, elles ne montent pas, trop de vent ! Le sang du “domestique” circule dans leurs veines, aussi fréquentent-elles les endroits confortables et pacagent-elles au pied des collines. Le sang “sauvage” qui coule dans le corps gracile de l’antilocapre la fait s’aventurer au-delà du simple plan.
Le paysage se déploie, grandiose. “Un océan”, murmure Fred. D’une mer, on pourrait encore voir le rivage. D’épaisses plaques de neige persistent : nos icebergs. Nous naviguons en Arctique. Pas d’ours, ni blanc ni brun, même s’il y a longtemps, il vécut ici. Dans les Rocheuses, les colons s’obstinèrent à le repousser. Quand la neige recouvre tout, l’antilocapre la gratte pour accéder à l’armoise, ressource la plus facilement disponible. Dans un paysage où herbes, graminées et buissons se côtoient, elle ne fait pas la fine bouche et cueille autant qu’elle broute. Elle décortique même les cactus. Quelle épaisseur de neige a recouvert le Basin cette année : 20 centimètres, 30 ? Cette couche devient, pour la faune et pour nous, un frein au déplacement, à la nourriture.
Nous marchons lèvres et palais asséchés. À l’écart du chemin, les oiseaux qui s’y posent signalent la présence d’Upper Mormon Spring. Des blocs de granit colorés de lichens orange sont disposés autour de l’eau. Autrement, le bétail la souillerait par son piétinement. Dans le Basin, les sources sont rares. L’eau est un joyau né de la pluie, de l’orage, de la fonte, du ruissellement sur les pans de quelques buttes et collines. Les noms des sources nous font voyager dans le temps. Les Mormons identifièrent-ils celle-ci ? L’opposition à certains aspects de leur doctrine – polygamie, théocratie – les fit eux aussi se mouvoir vers l’Ouest, plus “accueillant”. Ils établirent des communautés florissantes sur des territoires jugés sans valeur – worthless desert.
Avec les autres pionniers, les Mormons connurent les marches harassantes, la poussière étouffante, les orages violents, les températures extrêmes, la boue, l’eau souillée, la maladie et la mort. La différence est que leur migration releva de la mise en mouvement d’une communauté entière, d’une religion, d’une culture, poussée par la ferveur et une incroyable détermination. On raconte qu’ils étaient très organisés. Discipline, travail, assistance mutuelle, dévotion faisaient le quotidien de la piste des Mormons. Ils n’employaient pas de guides, amélioraient le tracé des chemins existants, épluchaient les cartes et les récits des premiers explorateurs et, auprès des voyageurs rencontrés, collectaient de l’information. La force du groupe rendit leur migration plus efficace que celles vers l’Oregon ou la Californie. Réussir notre traversée implique une certaine rigueur. Mais il nous faut aussi et surtout croire en quelque chose.

Le vent rugit. Sur des blocs, deux antilocapres sont perchées, sentinelles de ces vastes espaces. Leur camouflage avec la pierre est remarquable. Leurs grands yeux, placés de chaque côté de la tête, couvrent un champ de vision à 360 degrés : ne subsiste aucun angle mort. Oiseaux, bétail, hikers, antilocapre craignent le vent qui trouble les sens, floute les contours, déforme les sons, détourne les odeurs. En position dominante, elles le défient pour demeurer vigilantes aux prédateurs.
Ce visage concentré dans l’effort, bien que froncé par les rafales, malgré les lunettes de soleil, le chapeau à larges rebords fermement enfoncé, la veste zippée jusqu’au cou, nous est familier. Le “vieux” Jim ! Pantalon et parka plaqués contre son corps, il avance coûte que coûte, nageant à contre-courant. La joie et le vent nous précipitent dans ses bras. Depuis Pie Town, nous nous étions perdus de vue. Il nous raconte s’être arrêté à Cuba, après avoir frôlé l’hypothermie dans la tempête de neige au mont Taylor. Ce qui le décida fermement à réserver le Colorado pour la fin. “Si vous passez à Albuquerque, ma maison sera la vôtre !” Nous le regardons s’éloigner comme une feuille qui s’envole. Lui aussi est porté vers le nord pour élargir ses perspectives, comme les pionniers le furent vers l’ouest. Une vie à travailler au même endroit, aux mêmes horaires, avec les mêmes personnes, sur les mêmes sujets. Sa retraite était faite pour migrer !
Selon sa recommandation, nous cassons la croûte à Weasel Spring. Dos calés contre des blocs de granit rose veinés de quartz, qui nous abritent du vent. Nous décourageons l’ascension des tiques sur nos jambes, repues de sang. Sur quels hôtes se sont-elles nourries : antilocapres, bovins ? Une clôture en bois dessine le périmètre d’une zone de végétation témoin. Là, nul n’accède. Je la définirais comme un endroit où on laisse la nature réparer les erreurs de l’homme. Un passereau s’y pose, que le vent ébouriffe. Surprise d’une tache rouge sur chaque aile noire semblable à une joue écarlate. C’est notre première rencontre avec le carouge à épaulettes, qui ne vit qu’en Amérique du Nord. Ces dernières sont l’apanage des seuls mâles, très territoriaux. Nous repartons sans essuyer les miettes sur la pierre qui a fait notre table : pourquoi remplir la fonction des oiseaux et du vent ?
Nous cheminons côte à côte sur deux lignes que la piste a fait se tracer. Dans ce paysage, le voyage ne pouvait s’envisager seul. La monotonie n’est qu’apparente. Même si l’armoise est reine, son royaume foisonne. Une centaine d’espèces d’oiseaux et soixante-dix de mammifères en dépendent pour se nourrir, s’abriter, exister. L’armoise présente deux types de feuilles. L’une qui pousse au printemps, profitant de la période la plus humide de l’année. L’autre, plus petite et persistante, l’habille l’hiver. Toutes sont poilues pour retenir l’eau. Elle a aussi deux types de racines. Celles, latérales, s’abreuvent de l’eau de fonte et des orages. Les autres pénètrent profondément dans le sol, jusqu’à plus de 4 mètres, à la recherche des nappes souterraines. Cet après-midi, parmi ses buissons, nous observons un lapin pygmée qui tiendrait dans ma paume, un lézard à cornes, des antilocapres, et écoutons les joyeux trilles des bruants de Brewer et bruants des armoises.
Tandis que Fred jumelle l’horizon, le sol me fascine. Je m’y penche comme sur l’oculaire d’un microscope. Sa croûte aride est la vie même : bactéries, champignons, algues, mousses. Une communauté aussi fragile et importante que l’armoise. Une parmélie dessine sur la roche des rosaces orange aussi délicates que les épaulettes du carouge. Xanthoria elegans : elle porte bien son nom. Les oiseaux qui sur la pierre font le guet la nourrissent de leurs fientes. Non loin, un taureau gratte le sol et met tous ces éléments en suspension dans l’air. »
(p. 269-273)

Hospitalité et tempête du désert (p. 44-48)
Les cavernes d’Ali Baba (p. 596-600)
Extrait court
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