De l’Adriatique à la mer Noire :
« Si les mots “mer Noire” évoquent pour beaucoup de gens une mer hostile et mystérieuse, l’Adriatique, bien qu’à deux pas, à deux heures de vol de la France, nous est aussi méconnue. Comme continuent d’être méconnus, malgré l’actualité, les pays qui s’étendent entre ces deux mers et qu’on nomme les pays balkaniques. Des Balkans, que j’ai beaucoup parcourus dans les années 1960 en me rendant en Grèce, j’ai gardé l’image d’une suite de mosaïques humaines hétérogènes où langues, sol, traditions et histoire ne coïncidaient jamais.
L’ignorance qui est celle de l’Europe à l’égard de l’histoire de ces pays s’étend aussi évidemment à leur littérature.
[?] Et le théâtre dans tout cela ? Eh bien, le théâtre y fut – y est toujours – l’un des meilleurs et des plus forts miroirs de cette réalité incohérente, tragique, absurde. Dans sa présentation du théâtre albanais contemporain, Dominique Dolmien a d’ailleurs à ce sujet une phrase tout à fait révélatrice : “Quand les théâtres de l’Ouest jouaient l’absurde, ceux de l’Est le vivaient.” C’est vrai, l’absurde en ces pays n’avait rien de scénique ou de théâtral, il imprégnait la vie collective quotidienne à tous les niveaux? Que faire alors face à un présent et un avenir dépourvus de sens, à un régime et un parti dont la langue n’est pas de bois mais de béton, et des autorités aux décisions courtelinesques ? Il n’y a que trois réponses possibles, sur scène ou dans la vie : le silence, l’exil et la dérision. C’est cette dernière qui l’emporte très nettement dans la plupart des pièces, dérision qui est une des formes les plus poussées et les plus efficaces de l’humour, et aussi le goût des situations extrêmes, des impasses définitives. Les rapports humains les plus brutaux, les sentiments les plus mesquins, les jeux les plus cyniques, les calculs les plus dérisoires deviennent monnaie courante dans ce théâtre – dans ces théâtres faudrait-il dire car ils ont tous un air constant de parenté –, cynisme, cruauté qui ont pour envers une impitoyable lucidité. Non, on ne s’ennuie pas devant ces couples assassins, ces vivants qui meurent soudainement sans raison, ces morts qui ressuscitent aussi sans raison. Le théâtre devient un véritable décapant des mensonges individuels et des illusions collectives.
Ainsi poussée en ses limites extrêmes, la dérision devient comme la sœur du néant. C’est bien pourquoi, comme l’indiquent les présentateurs de ces œuvres, beaucoup d’auteurs ont pris pour modèles – jamais vraiment contraignants – Ionesco, Beckett, Pinter – qui, eux n’ont pas vécu mais imaginé l’absurde. Il y a, dans tous ces textes, une radicalité, un désespoir, un jusqu’au-boutisme mais aussi une clairvoyance et une énergie prodigieuses. Rien de tel dans la production actuelle de l’Occident, en mal, non de frontière ou de reconnaissance, mais d’authenticité. Ici tout est authentique, l’histoire comme l’horreur, le rire comme la détresse, la bêtise comme l’ingéniosité. Toutes ces œuvres témoignent d’une histoire collective toujours à vif, de plaies jamais encore cicatrisées, de prisons jamais libérées, de frontières jamais définies. Pourtant, en lisant ces textes si forts, insolites et merveilleusement insolents, je n’ai cessé de me dire en pensant à tous ces auteurs, morts ou vivants : leur histoire collective est une série de catastrophes, leurs espérances un défilé d’abîmes, leurs loisirs une suite de soûleries mais ils ont quelque chose à dire, déclamer, dénoncer, moquer, crier, défier. Leurs désespoirs, leurs drames, certes, ne sont pas nouveaux sous le soleil – surtout sous celui de ces pays –, mais ils sont traduits dans une langue si expressive, neuve et nue, que leur message est on ne peut plus clair : si le mensonge est dans les coulisses de l’histoire, la vérité de l’homme est sur la scène? »
Faisons la paix avec Aristophane (p. 47-52, La Paix d’Aristophane, adaptation de Jean Vilar au TNP, Bref, janvier 1962 )
Le message lucide de la tragédie (p. 107-110, Le Figaro, 1981)
Extrait court
« Si les mots “mer Noire” évoquent pour beaucoup de gens une mer hostile et mystérieuse, l’Adriatique, bien qu’à deux pas, à deux heures de vol de la France, nous est aussi méconnue. Comme continuent d’être méconnus, malgré l’actualité, les pays qui s’étendent entre ces deux mers et qu’on nomme les pays balkaniques. Des Balkans, que j’ai beaucoup parcourus dans les années 1960 en me rendant en Grèce, j’ai gardé l’image d’une suite de mosaïques humaines hétérogènes où langues, sol, traditions et histoire ne coïncidaient jamais.
L’ignorance qui est celle de l’Europe à l’égard de l’histoire de ces pays s’étend aussi évidemment à leur littérature.
[?] Et le théâtre dans tout cela ? Eh bien, le théâtre y fut – y est toujours – l’un des meilleurs et des plus forts miroirs de cette réalité incohérente, tragique, absurde. Dans sa présentation du théâtre albanais contemporain, Dominique Dolmien a d’ailleurs à ce sujet une phrase tout à fait révélatrice : “Quand les théâtres de l’Ouest jouaient l’absurde, ceux de l’Est le vivaient.” C’est vrai, l’absurde en ces pays n’avait rien de scénique ou de théâtral, il imprégnait la vie collective quotidienne à tous les niveaux? Que faire alors face à un présent et un avenir dépourvus de sens, à un régime et un parti dont la langue n’est pas de bois mais de béton, et des autorités aux décisions courtelinesques ? Il n’y a que trois réponses possibles, sur scène ou dans la vie : le silence, l’exil et la dérision. C’est cette dernière qui l’emporte très nettement dans la plupart des pièces, dérision qui est une des formes les plus poussées et les plus efficaces de l’humour, et aussi le goût des situations extrêmes, des impasses définitives. Les rapports humains les plus brutaux, les sentiments les plus mesquins, les jeux les plus cyniques, les calculs les plus dérisoires deviennent monnaie courante dans ce théâtre – dans ces théâtres faudrait-il dire car ils ont tous un air constant de parenté –, cynisme, cruauté qui ont pour envers une impitoyable lucidité. Non, on ne s’ennuie pas devant ces couples assassins, ces vivants qui meurent soudainement sans raison, ces morts qui ressuscitent aussi sans raison. Le théâtre devient un véritable décapant des mensonges individuels et des illusions collectives.
Ainsi poussée en ses limites extrêmes, la dérision devient comme la sœur du néant. C’est bien pourquoi, comme l’indiquent les présentateurs de ces œuvres, beaucoup d’auteurs ont pris pour modèles – jamais vraiment contraignants – Ionesco, Beckett, Pinter – qui, eux n’ont pas vécu mais imaginé l’absurde. Il y a, dans tous ces textes, une radicalité, un désespoir, un jusqu’au-boutisme mais aussi une clairvoyance et une énergie prodigieuses. Rien de tel dans la production actuelle de l’Occident, en mal, non de frontière ou de reconnaissance, mais d’authenticité. Ici tout est authentique, l’histoire comme l’horreur, le rire comme la détresse, la bêtise comme l’ingéniosité. Toutes ces œuvres témoignent d’une histoire collective toujours à vif, de plaies jamais encore cicatrisées, de prisons jamais libérées, de frontières jamais définies. Pourtant, en lisant ces textes si forts, insolites et merveilleusement insolents, je n’ai cessé de me dire en pensant à tous ces auteurs, morts ou vivants : leur histoire collective est une série de catastrophes, leurs espérances un défilé d’abîmes, leurs loisirs une suite de soûleries mais ils ont quelque chose à dire, déclamer, dénoncer, moquer, crier, défier. Leurs désespoirs, leurs drames, certes, ne sont pas nouveaux sous le soleil – surtout sous celui de ces pays –, mais ils sont traduits dans une langue si expressive, neuve et nue, que leur message est on ne peut plus clair : si le mensonge est dans les coulisses de l’histoire, la vérité de l’homme est sur la scène? »
(p. 191-193, “Rencontres européennes du livre de Sarajevo”, préface à De l’Adriatique à la mer Noire, écritures théâtrales Maison Antoine Vitez, 2000)
Faisons la paix avec Aristophane (p. 47-52, La Paix d’Aristophane, adaptation de Jean Vilar au TNP, Bref, janvier 1962 )
Le message lucide de la tragédie (p. 107-110, Le Figaro, 1981)
Extrait court