« Hors collection »

  • Dersou Ouzala
  • Gagarine ou le rêve russe de l’espace
  • Courir l’Himalaya
  • Tamir aux eaux limpides (La)
  • Julien, la communion du berger
  • Lettres aux arbres
  • 100 Vues du Japon (Les)
  • Légende des Pôles (La)
  • 100 Objets du Japon (Les)
  • Chemins de Halage
  • Vivre branchée
  • Solidream
  • Cap-Vert
  • Voyage en Italique
  • Esprit du chemin (L’)
  • Testament des glaces (Le)
  • Un rêve éveillé
  • Pouyak
  • ?uvres autobiographiques
  • Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701)
Couverture
Le murmure du Bonheur :

« Une source abondante au pied d’un bosquet. Un passage au pied d’une abbaye en ruine. Puis un cours tranquille de 5 kilomètres perché à 1 200 mètres d’altitude dans une haute vallée cévenole, au milieu des genêts et des sapins : c’est le Bonheur. Au quatrième kilomètre de son cours, le torrent s’oublie dans un modeste plan d’eau : le lac du Bonheur. Et au cinquième, il disparaît dans un gouffre qu’on appelle la “perte du Bonheur”. Il en ressort un kilomètre plus loin, non sans avoir perdu son nom au passage. Ainsi le Bonheur coule paisiblement dans la vallée du même nom, avant de se précipiter dans un abîme dont il ressort changé. Le bonheur, à en croire son cours, est pour le moins fugace?
La rivière coulait enfin à mes pieds, et je la regardais, dubitatif. Le brouillard était toujours là, et l’eau était glacée. J’avais beau tenir à distance les poncifs de la publicité, des images de mon corps nu se jetant dans la rivière dans un grand éclat de gouttes brillant au soleil avaient éclairé mon chemin, dans les moments difficiles surtout. Et voilà qu’en ce jour de mon anniversaire, j’étais soudain frileux à l’idée de nager dans un Bonheur à 7 Â°C. Je pris l’eau du torrent au creux de mes mains et la portai à mes lèvres. Elle était insipide et très froide. Je pénétrai tant bien que mal au milieu des rochers moussus plongés dans l’obscurité, par le long couloir souterrain où l’eau entrait. La lumière du ciel éclaira à nouveau les lieux, à travers un trou circulaire suffisamment grand pour laisser entrevoir la masse opaque des brumes cévenoles, à la verticale du gouffre. À cet endroit, le Bonheur pénétrait une nouvelle fois sous terre. Ses eaux agitées coulaient de pierre en pierre, puis s’enfonçaient là où nul ne pouvait le suivre, dans la noirceur des roches : j’avais devant moi la perte du Bonheur.
Pendant deux mois, j’avais marché pour accéder à un torrent glacé qui, à peine né, disparaissait sous terre. Ce bonheur perdu tout juste trouvé ne manquant pas d’humour, je décidai de me ranger à ses côtés plutôt que de lui en vouloir. Nous ne nous mélangeâmes pas, car nous n’étions pas faits l’un pour l’autre, mais je passai un long moment sur ses rives, laissant mon esprit s’en aller avec les eaux glacées, et s’enfoncer dans cette perte mystérieuse.
Édouard-Alfred Martel avait fait l’expérience de la perte du Bonheur en 1888. Le spécialiste des gouffres et des grottes s’était lancé à la découverte de l’abîme, au grand dam des habitants de la vallée, persuadés que tout ce qui pénétrait dans la perte du Bonheur disparaissait à jamais. En ressortant un kilomètre plus loin, transi et heureux, il démontra sans le vouloir que la perte du Bonheur n’est pas si définitive que les apparences le laissent penser. Pour ma part, je n’étais pas prêt à tenter l’expérience, puisque j’avais déjà été assez frileux pour ne pas oser celle du bain dans les eaux froides de la rivière. Le Bonheur, en tout cas tel qu’il coulait sous mes yeux en ce jour de juin, n’était pas pour moi, et je voulais croire que j’avais dû le trouver sur mon chemin avant de le voir filer dans son trou.
Je décidai de passer quelques jours dans la vallée du Bonheur, histoire de laisser l’épisode cévenol céder la place à un air plus fréquentable, et peut-être permettre à un rayon de soleil de donner à la vallée un aspect plus conforme à son nom. L’Auberge du Bonheur s’imposait, autant par son charme que par la qualité des personnes qu’on y croisait. Le berger qui gardait les 1 400 moutons qui lui avaient été confiés pour l’été était un habitué. Chaque matin, il passait prendre un café, et l’auberge résonnait du récit des orages du soir, des épizooties de piétin et des vipères cachées sous les pierres. L’historienne de la vallée venait aussi de temps à autre. Enfant, elle gardait parfois les bêtes avec sa grand-mère. Un jour où la bergère s’était trop approchée du gouffre situé à la verticale de la perte du Bonheur, elle la vit glisser sur les pentes jusqu’à tomber dans les eaux de la rivière située 50 mètres plus bas. L’historienne ne me dit rien du corps défunt de la vieille femme qui, si l’on en croit la légende, ne devait jamais ressortir de l’autre côté de l’abîme. Quelques touristes fréquentaient également l’établissement. L’un d’eux l’avait investi avec des livres de philosophie. Nous nous retrouvâmes un matin à parler de la félicité à l’Auberge du Bonheur, un croissant dans une main et un livre d’Aristote dans l’autre.
Tous avaient ici trouvé la paix. Paix des lieux, paix intérieure : tels étaient pour eux les prémices du bonheur, et il semblait bien que l’un servît l’autre, et inversement.
La paix. J’avais parcouru 1 500 kilomètres en passant par nombre de lieux-dits dont le nom devait m’éclairer sur la question du bonheur, et aucun d’eux ne répondait à la définition qu’habitants et visiteurs de la vallée du Bonheur, qui devaient connaître leur affaire, en avaient fait. Le lieu-dit de la Paix existe pourtant bien. On le trouve tout près de l’Inquiétude, croisée dans le Gers un jour maussade. J’avais écarté l’idée d’y passer, tant le toponyme me paraissait modeste, cantonné au rôle de simple antonyme de “guerre”. Parce que l’endroit semblait se définir par défaut, et peut-être aussi parce qu’il n’était pas assez spectaculaire, je n’avais pas fait le détour pour aller en interroger les habitants et immortaliser le site. Et voilà que tous, dans la vallée du Bonheur, me parlaient de cette paix que j’avais négligée comme d’une clé d’accès au bonheur. Décidément, je n’étais pas certain d’être doué pour la félicité. Je n’étais toujours pas libéré de l’exaltation, et répondais encore présent pour assumer les souffrances de la passion. Et le bonheur, de toute évidence, n’entrait pas dans ces histoires-là.
Avant de quitter ma chambre de l’Auberge du Bonheur, je croisai par hasard mon reflet dans le miroir de la salle d’eau. On ne lisait pas, sur ce visage, les signes manifestes du bonheur : une absence d’inquiétude, un équilibre apparent du corps et de l’esprit, une plénitude. En revanche, c’était bien moi, marqué par les morsures du soleil au cours de deux mois de marche dans le grand dehors. Ces stigmates du chemin parcouru ne pouvaient pas ne pas m’avoir changé. Et ils me plaisaient. »
(p. 276-281)

Le Corps de Marguerite (p. 48-51)
Le Rêve de Renée (p. 108-111)
Extrait court
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