Le Rêve de Renée :
« Cette histoire, Renée ne l’avait jamais racontée, parce que personne n’était encore passé au Rêve à seule fin de voir à quoi l’endroit ressemblait. Occupée à gérer les stocks derrière l’écran de son ordinateur, elle mit autant de temps à en lever les yeux qu’elle en avait eu besoin pour réagir à la phrase de l’homme rencontré sur l’aire d’autoroute. Mais à me voir attendre patiemment qu’elle en eût terminé avec les chiffres, elle comprit que la visite d’un marcheur solitaire avait un sens qu’il lui appartenait de décrypter. Et ce moment ne se représenterait pas de sitôt. Elle abandonna donc l’aridité des chiffres et courut chercher une petite plaque en tôle qu’elle conservait précieusement. Puis elle apparut au haut de l’escalier de l’entrepôt, arborant fièrement l’objet qui la fit passer instantanément du statut de gestionnaire à celui de poétesse : “Le Rêve”, elle le tenait solidement en main, consciente de la rareté de la chose, qui, à force d’être dérobée, avait fini par être remplacée une dernière fois afin d’être conservée en lieu sûr. Le jour était venu de montrer ce patrimoine au visiteur qui avait traversé la moitié de la France à pied pour venir voir ce Rêve unique en France.
Renée me confia un moment la plaque écrite en lettres noires sur fond blanc. Je retrouvai le poteau orphelin d’où elle avait été si souvent décrochée et entrepris de la remettre à sa place. Mais à quelques pas du panneau, un talus envahi de pâquerettes et orienté au sud invitait au repos. J’y installai la plaque de métal avec précaution, tel un bijou dans son écrin, m’allongeai à ses côtés et entrepris de m’abandonner à une douce torpeur.
J’entrai alors dans un songe à demi éveillé, où le chant des oiseaux, l’odeur de l’herbe coupée et le bruit des poids lourds passant sur la route départementale voisine se mêlaient aux traînées des phares sur les autoroutes plongées dans le noir, au souvenir de Renée sortant de sa voiture et aux regards suspicieux des passagers de la nuit. Le vin y coulait à flots, aussi, et le souvenir de l’ombre des arbres croisés le matin y était un tunnel bruissant et odorant. De loin en loin, une bourrasque agitait les frondaisons, que les yeux entrouverts suivaient dans leur mouvement. D’abord, il y avait la perspective des troncs grimpant vers le ciel, puis les feuillages animés de mouvements contradictoires, d’un vert presque noir sous l’effet du contre-jour, puis le lent défilé des nuages dans le ciel chargé, laissant par moments passer un rayon qui finissait toujours par transpercer les ramures avant de venir s’échouer sur le visage, obligeant à fermer davantage les yeux, et plongeant un peu plus dans un demi-sommeil. Le temps passait ainsi, sans véritable moyen de le mesurer, si ce n’est la course du soleil de plus en plus haut dans le ciel, et dont la percée au travers des arbres était de plus en plus sensible.
Cette rêverie n’avait rien à voir avec le monde des rêves nocturnes. Elle n’était pas le fruit de l’inconscient, pas plus que les fantasmes de ceux qui traversent les folies de la nuit. Rêves récurrents ou prémonitoires, désirs refoulés, cauchemars et orgasmes oniriques : c’était une autre histoire. C’était un songe tranquille, où se mêlaient l’instant présent et des mondes inconnus ; une sorte d’égarement diurne où l’esprit s’évade sans pour autant disparaître ; comme un souffle odorant qui sortirait des choses par l’intermédiaire du rêveur. Allongé sur le dos, en partance pour un voyage immobile alimenté par toutes les sensations provoquées par l’environnement immédiat, je rêvais ma rêverie. Seul le bruissement de l’eau manquait à ces instants, qui aurait à coup sûr prolongé le songe, et plongé dans la sensation idéale d’être bien où l’on est, distrait par la mélodie des flots en route pour l’océan. Et cette musique aurait tantôt été faite de mille notes différentes stimulant l’esprit, tantôt ouïe comme une masse uniforme à la fois pleine et vide. Mais cette eau, par son absence, amenait le souvenir de tous les flots près desquels le marcheur s’arrête, pour se reposer d’abord, puis pour se laisser aller à la rêverie, dans un voyage intérieur plus lointain que toutes les destinations du monde : il y a autant de voyages que de façons dont l’eau dévale les pentes, et autant de souvenirs liquides que de moments passés sur ses bords.
Ainsi, par son absence, l’eau se faisait désirer, et le souvenir n’en était que plus fort encore : un rapide de la Garonne au bout d’un bois de peupliers, une chute brutale quelque part dans les Alpes, les premières gouttes de l’averse sur un toit de bardeaux, le murmure d’un ruisseau normand et paresseux, le flux et le reflux de l’océan ; le souvenir de tous ces fluides écoulements emmenait l’esprit vers autant de moments doux passés au bord de l’élément liquide. Et tous, ils emmenaient vers le rêve préféré de Gaston Bachelard : vivre dans une belle demeure au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières.
Il était donc possible, par le miracle des songes, de rêver le chant des ruisseaux. Et cet onirisme éloignait la pensée. Et cette distance prise avec l’intelligence reposait.
En me relevant du talus où j’avais élu domicile, couché près d’un petit panneau de tôle blanche aux bords arrondis, il me semblait avoir croisé le bonheur un instant, dans l’abandon d’une rêverie diurne et insouciante. Avec dans les mains celui qui m’avait aidé à partir si loin sans aller où que ce soit, je pris le chemin de l’entrepôt, où Renée s’était remise au travail. Sans doute avais-je l’air à ce point heureux qu’elle n’eut d’autre choix que de l’être également. Elle prit sur l’étagère deux verres et une bouteille d’un jus de pommes pétillant de sa fabrication qui répondait au doux nom de Pom’Rêve, et se lança dans le récit de l’histoire des lieux. L’ambition du premier propriétaire du hameau avait été de construire sa maison avec un nouveau procédé de fabrication. La maison fut bâtie selon son idéal, et parce qu’il avait pu réaliser son rêve, il baptisa le lieu-dit. Mais l’histoire disait aussi qu’à peine son rêve réalisé, l’homme ne rencontra plus qu’épreuves et souffrances jusqu’à sa mort.
Parce que nous avions décidé d’être heureux, nous évitâmes, Renée et moi, d’évoquer plus avant cette histoire malheureuse.
Et le Rêve résonna du bruit des verres qui trinquent. »
Le Corps de Marguerite (p. 48-51)
Le murmure du Bonheur (p. 276-281)
Extrait court
« Cette histoire, Renée ne l’avait jamais racontée, parce que personne n’était encore passé au Rêve à seule fin de voir à quoi l’endroit ressemblait. Occupée à gérer les stocks derrière l’écran de son ordinateur, elle mit autant de temps à en lever les yeux qu’elle en avait eu besoin pour réagir à la phrase de l’homme rencontré sur l’aire d’autoroute. Mais à me voir attendre patiemment qu’elle en eût terminé avec les chiffres, elle comprit que la visite d’un marcheur solitaire avait un sens qu’il lui appartenait de décrypter. Et ce moment ne se représenterait pas de sitôt. Elle abandonna donc l’aridité des chiffres et courut chercher une petite plaque en tôle qu’elle conservait précieusement. Puis elle apparut au haut de l’escalier de l’entrepôt, arborant fièrement l’objet qui la fit passer instantanément du statut de gestionnaire à celui de poétesse : “Le Rêve”, elle le tenait solidement en main, consciente de la rareté de la chose, qui, à force d’être dérobée, avait fini par être remplacée une dernière fois afin d’être conservée en lieu sûr. Le jour était venu de montrer ce patrimoine au visiteur qui avait traversé la moitié de la France à pied pour venir voir ce Rêve unique en France.
Renée me confia un moment la plaque écrite en lettres noires sur fond blanc. Je retrouvai le poteau orphelin d’où elle avait été si souvent décrochée et entrepris de la remettre à sa place. Mais à quelques pas du panneau, un talus envahi de pâquerettes et orienté au sud invitait au repos. J’y installai la plaque de métal avec précaution, tel un bijou dans son écrin, m’allongeai à ses côtés et entrepris de m’abandonner à une douce torpeur.
J’entrai alors dans un songe à demi éveillé, où le chant des oiseaux, l’odeur de l’herbe coupée et le bruit des poids lourds passant sur la route départementale voisine se mêlaient aux traînées des phares sur les autoroutes plongées dans le noir, au souvenir de Renée sortant de sa voiture et aux regards suspicieux des passagers de la nuit. Le vin y coulait à flots, aussi, et le souvenir de l’ombre des arbres croisés le matin y était un tunnel bruissant et odorant. De loin en loin, une bourrasque agitait les frondaisons, que les yeux entrouverts suivaient dans leur mouvement. D’abord, il y avait la perspective des troncs grimpant vers le ciel, puis les feuillages animés de mouvements contradictoires, d’un vert presque noir sous l’effet du contre-jour, puis le lent défilé des nuages dans le ciel chargé, laissant par moments passer un rayon qui finissait toujours par transpercer les ramures avant de venir s’échouer sur le visage, obligeant à fermer davantage les yeux, et plongeant un peu plus dans un demi-sommeil. Le temps passait ainsi, sans véritable moyen de le mesurer, si ce n’est la course du soleil de plus en plus haut dans le ciel, et dont la percée au travers des arbres était de plus en plus sensible.
Cette rêverie n’avait rien à voir avec le monde des rêves nocturnes. Elle n’était pas le fruit de l’inconscient, pas plus que les fantasmes de ceux qui traversent les folies de la nuit. Rêves récurrents ou prémonitoires, désirs refoulés, cauchemars et orgasmes oniriques : c’était une autre histoire. C’était un songe tranquille, où se mêlaient l’instant présent et des mondes inconnus ; une sorte d’égarement diurne où l’esprit s’évade sans pour autant disparaître ; comme un souffle odorant qui sortirait des choses par l’intermédiaire du rêveur. Allongé sur le dos, en partance pour un voyage immobile alimenté par toutes les sensations provoquées par l’environnement immédiat, je rêvais ma rêverie. Seul le bruissement de l’eau manquait à ces instants, qui aurait à coup sûr prolongé le songe, et plongé dans la sensation idéale d’être bien où l’on est, distrait par la mélodie des flots en route pour l’océan. Et cette musique aurait tantôt été faite de mille notes différentes stimulant l’esprit, tantôt ouïe comme une masse uniforme à la fois pleine et vide. Mais cette eau, par son absence, amenait le souvenir de tous les flots près desquels le marcheur s’arrête, pour se reposer d’abord, puis pour se laisser aller à la rêverie, dans un voyage intérieur plus lointain que toutes les destinations du monde : il y a autant de voyages que de façons dont l’eau dévale les pentes, et autant de souvenirs liquides que de moments passés sur ses bords.
Ainsi, par son absence, l’eau se faisait désirer, et le souvenir n’en était que plus fort encore : un rapide de la Garonne au bout d’un bois de peupliers, une chute brutale quelque part dans les Alpes, les premières gouttes de l’averse sur un toit de bardeaux, le murmure d’un ruisseau normand et paresseux, le flux et le reflux de l’océan ; le souvenir de tous ces fluides écoulements emmenait l’esprit vers autant de moments doux passés au bord de l’élément liquide. Et tous, ils emmenaient vers le rêve préféré de Gaston Bachelard : vivre dans une belle demeure au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières.
Il était donc possible, par le miracle des songes, de rêver le chant des ruisseaux. Et cet onirisme éloignait la pensée. Et cette distance prise avec l’intelligence reposait.
En me relevant du talus où j’avais élu domicile, couché près d’un petit panneau de tôle blanche aux bords arrondis, il me semblait avoir croisé le bonheur un instant, dans l’abandon d’une rêverie diurne et insouciante. Avec dans les mains celui qui m’avait aidé à partir si loin sans aller où que ce soit, je pris le chemin de l’entrepôt, où Renée s’était remise au travail. Sans doute avais-je l’air à ce point heureux qu’elle n’eut d’autre choix que de l’être également. Elle prit sur l’étagère deux verres et une bouteille d’un jus de pommes pétillant de sa fabrication qui répondait au doux nom de Pom’Rêve, et se lança dans le récit de l’histoire des lieux. L’ambition du premier propriétaire du hameau avait été de construire sa maison avec un nouveau procédé de fabrication. La maison fut bâtie selon son idéal, et parce qu’il avait pu réaliser son rêve, il baptisa le lieu-dit. Mais l’histoire disait aussi qu’à peine son rêve réalisé, l’homme ne rencontra plus qu’épreuves et souffrances jusqu’à sa mort.
Parce que nous avions décidé d’être heureux, nous évitâmes, Renée et moi, d’évoquer plus avant cette histoire malheureuse.
Et le Rêve résonna du bruit des verres qui trinquent. »
(p. 108-111)
Le Corps de Marguerite (p. 48-51)
Le murmure du Bonheur (p. 276-281)
Extrait court