Le Corps de Marguerite :
« “Bonsoir, auriez-vous une chambre pour la nuit ?”
À cette question pourtant toute simple, l’hôtelier ne répond généralement pas. Son front se plisse, ses sourcils s’incurvent, son regard plonge dans un registre fatigué où chaque rature désigne une annulation notée avec aigreur par le réceptionniste. Un doute plane à cet instant, et cette incertitude se fait angoisse pour le marcheur épuisé par ses 30 kilomètres quotidiens. On a beau se présenter seul avec pour unique compagnon un sac à dos, il faut se résoudre à répondre à la demande de l’hôtelier : “C’est pour combien de personnes ?”
Ce que le réceptionniste désire entendre en posant cette question inutile, c’est la solitude de son client, dont la réponse prend alors les couleurs d’un aveu : “C’est pour moi tout seul.”
Et ce “tout” vient souligner avec cruauté le “seul” qui le suit. Il fait de ces deux mots un couple ambigu, et transforme la liberté du marcheur en infirmité sociale.
Le visage du maître des lieux se détend enfin, jusqu’à un vague étirement des commissures des lèvres vers le haut, qui fait office de sourire. La situation qui paraissait inextricable s’éclaircit soudain, et le tenancier se lance dans l’énumération de toutes sortes de chambres, avec ou sans douche, avec toilettes sur le palier ou dans les murs, sur cour ou sur rue, au premier ou au deuxième étage, avec ou sans télévision. Et plus la liste s’allonge, plus on a envie d’embrasser le réceptionniste de tous ces lits qu’il propose, même si une paillasse eût également fait l’affaire. On lui est reconnaissant aussi de ne pas avoir coulé son établissement dans le moule d’un hôtel de chaîne, même si aucune d’entre elles n’aurait vraisemblablement voulu de son bâtiment hors normes, si éloigné des flux de circulation contemporains.
La pièce qui, il y a quelques secondes encore, était l’objet de tous les désirs, prend subitement la forme d’un trousseau posé sur le comptoir : une grosse clé pour la chambre et une petite pour la porte d’entrée de l’hôtel, fermée à partir de 22 heures, et une grosse boule en feutre ou en bois pour rappeler à l’ordre le client distrait susceptible de partir au matin avec les clés. Le trousseau posé sur le comptoir annonce irrémédiablement ces mots de la bouche du réceptionniste, prononcés comme un encouragement à peine dissimulé à passer au lendemain : “Et à quelle heure prendrez-vous le petit-déjeuner ?”
Ce “Et” qui introduit la phrase exprime malhonnêtement la suite d’un échange à peine amorcé. Puisqu’il est écrit en grosses lettres noires derrière le comptoir que le petit-déjeuner n’est servi qu’à partir de 8 heures, on s’entend répondre sans parvenir à s’en vouloir d’une réplique si hypocrite : “Huit heures, ce n’est pas trop tôt au moins ?”
À ce petit jeu tout le monde est gagnant. Le client conciliant, qui feint d’ignorer qu’entre l’heure donnée par sa montre qui marque 20 heures 10 et celle qu’il faudra attendre pour se voir servir un café au réveil, il reste douze heures qu’une promenade by night à Saint-Hilaire-du-Harcouët ne saurait remplir, même en faisant usage du passe de la porte d’entrée de l’hôtel après 22 heures. Et l’hôtelier, empêtré dans la gestion de son petit personnel, si difficile à trouver à la campagne, à qui cette échéance paraît déjà bien proche.
La soirée peut alors débuter, vaguement éclairée par un dîner servi trop vite dans la véranda en aluminium du restaurant (hors-d’œuvre variés ou charcuterie, brochette de poulet ou cabillaud sauce blanche, mousse au chocolat ou glace deux boules vanille, café, chocolat, fraise ou citron, troisième boule en supplément), au milieu de travailleurs de la route en tête-à-tête avec un téléphone portable à la sonnerie désespérément muette, mais muni de touches grâce auxquelles une épouse pourra lire bientôt, installée devant la télévision : “Je rentre demain soir à Rouen. Embrasse les enfants.”
Vient ensuite le moment de l’ascension vers la chambre par un escalier aux marches en dalles blanches émaillées d’éclats de céramique gris et noirs, du tâtonnement dans l’obscurité à la recherche du bouton d’éclairage du couloir, jusqu’à la porte en contreplaqué de la chambre qui, on le sait au premier regard, n’arrêtera guère au matin les bruits de ceux qui n’attendront pas l’échéance fatidique du petit-déjeuner.
Ce dont le réceptionniste n’avait pas parlé, en revanche, c’est de la laideur de ladite chambre, et cette laideur-là est bien présente à tous les étages. L’odeur complexe de renfermé et de propre vient aux narines à peine la clé enfoncée dans la serrure, qui semble bien grande pour le passe-partout en métal blanc. La porte s’ouvre vers l’intérieur de la chambre avec en son centre le lit double, meuble dont la tâche consiste à garantir le repos du client, objectif plausible vu l’horaire toujours aussi peu avancé (il est en général 21 heures 20 sans la promenade au bourg, ou 21 heures 40 dans le cas contraire, l’usage de la petite clé de la porte d’entrée de l’hôtel étant finalement inutile). Commence alors l’examen minutieux du lieu, et l’inventaire de tout ce qu’on retrouve d’un hôtel à un autre : le lit au matelas trop mou ; le couvre-lit matelassé ; le traversin autour duquel on a tiré le drap de dessous ; la télévision face au lit ; les consignes de sécurité au dos de la porte ; la couverture supplémentaire dans l’armoire en formica ; les murs tapissés de tissu à grosses côtes gris, bleu pétrole ou marron ; l’éclairage criard d’une lampe fluorescente ou insuffisant d’une lampe de chevet branlante ; le gel douche dans les minuscules pochettes fabriquées en banlieue parisienne ; la pomme de douche cassée enfin, qui oblige à tenir le pommeau dans une première main et à ouvrir le gel avec une deuxième, la troisième, chargée de laver le corps avec le parcimonieux liquide, manquant à l’exercice. »
Le Rêve de Renée (p. 108-111)
Le murmure du Bonheur (p. 276-281)
Extrait court
« “Bonsoir, auriez-vous une chambre pour la nuit ?”
À cette question pourtant toute simple, l’hôtelier ne répond généralement pas. Son front se plisse, ses sourcils s’incurvent, son regard plonge dans un registre fatigué où chaque rature désigne une annulation notée avec aigreur par le réceptionniste. Un doute plane à cet instant, et cette incertitude se fait angoisse pour le marcheur épuisé par ses 30 kilomètres quotidiens. On a beau se présenter seul avec pour unique compagnon un sac à dos, il faut se résoudre à répondre à la demande de l’hôtelier : “C’est pour combien de personnes ?”
Ce que le réceptionniste désire entendre en posant cette question inutile, c’est la solitude de son client, dont la réponse prend alors les couleurs d’un aveu : “C’est pour moi tout seul.”
Et ce “tout” vient souligner avec cruauté le “seul” qui le suit. Il fait de ces deux mots un couple ambigu, et transforme la liberté du marcheur en infirmité sociale.
Le visage du maître des lieux se détend enfin, jusqu’à un vague étirement des commissures des lèvres vers le haut, qui fait office de sourire. La situation qui paraissait inextricable s’éclaircit soudain, et le tenancier se lance dans l’énumération de toutes sortes de chambres, avec ou sans douche, avec toilettes sur le palier ou dans les murs, sur cour ou sur rue, au premier ou au deuxième étage, avec ou sans télévision. Et plus la liste s’allonge, plus on a envie d’embrasser le réceptionniste de tous ces lits qu’il propose, même si une paillasse eût également fait l’affaire. On lui est reconnaissant aussi de ne pas avoir coulé son établissement dans le moule d’un hôtel de chaîne, même si aucune d’entre elles n’aurait vraisemblablement voulu de son bâtiment hors normes, si éloigné des flux de circulation contemporains.
La pièce qui, il y a quelques secondes encore, était l’objet de tous les désirs, prend subitement la forme d’un trousseau posé sur le comptoir : une grosse clé pour la chambre et une petite pour la porte d’entrée de l’hôtel, fermée à partir de 22 heures, et une grosse boule en feutre ou en bois pour rappeler à l’ordre le client distrait susceptible de partir au matin avec les clés. Le trousseau posé sur le comptoir annonce irrémédiablement ces mots de la bouche du réceptionniste, prononcés comme un encouragement à peine dissimulé à passer au lendemain : “Et à quelle heure prendrez-vous le petit-déjeuner ?”
Ce “Et” qui introduit la phrase exprime malhonnêtement la suite d’un échange à peine amorcé. Puisqu’il est écrit en grosses lettres noires derrière le comptoir que le petit-déjeuner n’est servi qu’à partir de 8 heures, on s’entend répondre sans parvenir à s’en vouloir d’une réplique si hypocrite : “Huit heures, ce n’est pas trop tôt au moins ?”
À ce petit jeu tout le monde est gagnant. Le client conciliant, qui feint d’ignorer qu’entre l’heure donnée par sa montre qui marque 20 heures 10 et celle qu’il faudra attendre pour se voir servir un café au réveil, il reste douze heures qu’une promenade by night à Saint-Hilaire-du-Harcouët ne saurait remplir, même en faisant usage du passe de la porte d’entrée de l’hôtel après 22 heures. Et l’hôtelier, empêtré dans la gestion de son petit personnel, si difficile à trouver à la campagne, à qui cette échéance paraît déjà bien proche.
La soirée peut alors débuter, vaguement éclairée par un dîner servi trop vite dans la véranda en aluminium du restaurant (hors-d’œuvre variés ou charcuterie, brochette de poulet ou cabillaud sauce blanche, mousse au chocolat ou glace deux boules vanille, café, chocolat, fraise ou citron, troisième boule en supplément), au milieu de travailleurs de la route en tête-à-tête avec un téléphone portable à la sonnerie désespérément muette, mais muni de touches grâce auxquelles une épouse pourra lire bientôt, installée devant la télévision : “Je rentre demain soir à Rouen. Embrasse les enfants.”
Vient ensuite le moment de l’ascension vers la chambre par un escalier aux marches en dalles blanches émaillées d’éclats de céramique gris et noirs, du tâtonnement dans l’obscurité à la recherche du bouton d’éclairage du couloir, jusqu’à la porte en contreplaqué de la chambre qui, on le sait au premier regard, n’arrêtera guère au matin les bruits de ceux qui n’attendront pas l’échéance fatidique du petit-déjeuner.
Ce dont le réceptionniste n’avait pas parlé, en revanche, c’est de la laideur de ladite chambre, et cette laideur-là est bien présente à tous les étages. L’odeur complexe de renfermé et de propre vient aux narines à peine la clé enfoncée dans la serrure, qui semble bien grande pour le passe-partout en métal blanc. La porte s’ouvre vers l’intérieur de la chambre avec en son centre le lit double, meuble dont la tâche consiste à garantir le repos du client, objectif plausible vu l’horaire toujours aussi peu avancé (il est en général 21 heures 20 sans la promenade au bourg, ou 21 heures 40 dans le cas contraire, l’usage de la petite clé de la porte d’entrée de l’hôtel étant finalement inutile). Commence alors l’examen minutieux du lieu, et l’inventaire de tout ce qu’on retrouve d’un hôtel à un autre : le lit au matelas trop mou ; le couvre-lit matelassé ; le traversin autour duquel on a tiré le drap de dessous ; la télévision face au lit ; les consignes de sécurité au dos de la porte ; la couverture supplémentaire dans l’armoire en formica ; les murs tapissés de tissu à grosses côtes gris, bleu pétrole ou marron ; l’éclairage criard d’une lampe fluorescente ou insuffisant d’une lampe de chevet branlante ; le gel douche dans les minuscules pochettes fabriquées en banlieue parisienne ; la pomme de douche cassée enfin, qui oblige à tenir le pommeau dans une première main et à ouvrir le gel avec une deuxième, la troisième, chargée de laver le corps avec le parcimonieux liquide, manquant à l’exercice. »
(p. 48-51)
Le Rêve de Renée (p. 108-111)
Le murmure du Bonheur (p. 276-281)
Extrait court