En route pour la Péninsule :

« Notre première vision de la glace nous attendait là, à la sortie de l’abri parfait de l’île Bird : la glace partout, et sous toutes ses formes. Un immense iceberg, remonté depuis la mer de Weddell, a éclaté au large et ses débris (icebergs secondaires, champs de brash et tout un ensemble de résidus glaciaires en décomposition) encombrent notre route pendant vingt-quatre heures.
Le brouillard matinal de ce 19 janvier 1978 se prolonge dans l’après-midi ; au-dessus, c’est tout bleu, mais devant ce ne sont que murailles grises. Cap au sud-ouest : nous zigzaguons à travers les champs glacés, suivant les chenaux dégagés, souvent debout sur le pont pour mieux y voir. Nous hésitons à forcer la glace, à la toucher même, tant nous sommes encore au stade des débutants craintifs. Vers la fin de l’après-midi, la concentration glaciaire nous oblige à virer au sud. À la tombée de la nuit, la route étant de nouveau libre, nous nous relayons sous la bulle, veillant aux icebergs, encore assez nombreux.
Avant notre départ, j’étais plutôt tendue et anxieuse. La route jusqu’aux Shetland du Sud, avec ses tempêtes et ses vagues, m’inquiétait. Et puis, dès le deuxième jour, le bouillon de pessimisme s’est décanté. Le rythme des milles et des quarts, et, peut-être, le mal de mer gommant toute préoccupation inutile, je retrouve avec plaisir le sentiment de “grande traversée”, celui où l’on quitte tout pour trouver un autre monde. Qu’importent les distances et le temps qui nous en séparent.
À l’allure du près, les trois premiers jours, il est pénible de cuisiner, mais l’appétit est modeste, heureusement. Pour nous alimenter, nous commençons quelquefois par un porridge ; dans la journée, nous grignotons des biscuits, du pain avec du beurre, du pâté, de la Végémite ou du saucisson ; le soir, nous avalons une soupe et, de temps à autre, dégustons un bon plat cuisiné, prélevé sur le stock de nos propres conserves. Les quarts de jour sont faciles : si l’un se repose, l’autre veille en lisant un peu ou en contemplant les oiseaux de mer. Les quarts de nuit, entre 23 heures et 7 heures, paraissent quelquefois longs. Je me sens curieusement lointaine, détachée du moment : est-ce une façon d’échapper aux angoisses de la réalité ? Souvent aussi, je suis réconciliée avec la beauté de me trouver, par 60° sud, presque seule, dans un bateau fait pour ça, au milieu d’oiseaux que je peux presque toucher. Je viens de lire dans un livre de D. H. Lawrence que “ce n’est pas la chute qui est mortelle, mais la peur de la chute”, et j’ai souvent peur de la chute. Une fois que je suis engagée dans l’action, tout va bien, mais l’attente est souvent harassante. »

Hivernage et préparatifs (p. 77-78)
De Terra Firma à Avian (p. 141-143)
Extrait court