Introduction – “Amitié? Je voudrais te chanter” :
« Ne soyez pas trop sévères avec les libraires. Ce n’est pas de leur faute s’ils se montrent parfois désagréables. Certaines journées les transforment en de véritables écorchés vifs, quand seule la mélancolie s’invite dans leur magasin. Aucune âme charitable n’entre, ne serait-ce que pour échanger un bonjour. Impossible de partager leur dernière lecture avec le premier passant venu. Libraire moi-même, il m’arrive alors de douter de l’utilité de mon métier, de songer à le quitter pour fuir cette société qui préfère la vitesse d’un bolide à la caresse d’un roman. Chers collègues, tenez bon, gardez le cap et dépassez le doute. Car c’est un jour comme celui-là qui m’en a délivré. Je m’apprêtais à éteindre les lumières et à noyer ma détresse dans un demi, au troquet du coin. Un homme apparut, la quarantaine, l’allure féline, de petites lunettes devant ses yeux perçants. Il cherchait désespérément le livre Nerrantsoula. M’excusant de ne pas l’avoir, je lui proposai de le commander et l’invitai à repasser. Il ne vint jamais le chercher. Le livre est resté en plan, jusqu’à ce que son titre énigmatique et musical m’intrigue et que je me décide un soir à l’emporter. Je crois que je ne remercierai jamais assez cet inconnu. Cet homme, que je n’ai pas revu, m’a permis de découvrir le nom de Panaït Istrati. Et il m’a donné la chance incroyable d’entendre pour la première fois le refrain de sa petite porteuse d’eau, dont le seul crime fut d’aimer trop passionnément. “Au bord de la mer, sur la grève, Nerrantsoula foundoti ! Une vierge rinçait sa jupe, Nerrantsoula foundoti !” Ce n’est pas la Fanette de Jacques Brel, seulement, il m’arrive parfois à la librairie d’entendre “comme une voix”.
Peu de temps après cette révélation, une amie m’offre les Souvenirs de Boris Souvarine, l’un des opposants à la Russie de Staline. Au détour d’une page, j’ai la chance de croiser à nouveau le chemin d’Istrati. Intrigué par le portrait que dresse Souvarine de cet “exalté”, je me procure ses ouvrages disponibles et me lance à corps perdu dans leur lecture. Emporté par le tourbillon de ces récits, j’ai remonté le fil de sa vie et y ai découvert, sous les amas de l’histoire, un trésor de la littérature.
“Je suis incapable d’imaginer une histoire que je n’ai pas vécue”, prévient-il dans Méditerranée (Lever de soleil). Dans cette phrase réside l’œuvre de Panaït Istrati. Sa vie est la matière qui lui a permis de façonner des histoires et de composer des livres. Les pages autobiographiques consacrées à ses amis se révèlent être de véritables paysages humains, qui incarnent les multiples facettes de sa personnalité. Après avoir vagabondé les trente premières années de son existence, en Grèce, en Égypte, au Liban, en Suisse, et davantage encore, il décide de réaliser l’un de ses rêves d’enfant : apprendre le français. À l’âge de 37 ans, il écrit son premier roman : Kyra Kyralina. Encouragé par Romain Rolland, qui est alors “au-dessus de la mêlée” littéraire, le feu du conteur roumain embrase les cœurs de la France entière. Un brasier que certains ne tarderont pas à éteindre volontairement. Car Istrati a un terrible défaut : il dit tout. Y compris la vérité. Après un séjour en URSS, six ans avant Gide, il dénonce, malgré son attachement au communisme, les mensonges du régime bolchevique. Un point de vue qui lui vaut de devenir la cible des staliniens. Évincé du milieu littéraire qui vient de le porter aux nues, Istrati meurt en 1935, ruiné et abandonné de tous – ou presque.
“Se livrer tout entier ou pas du tout est le seul don qui convienne aux passionnés et leur assure les vraies conquêtes.” J’ai suivi son conseil et suis parti sur ses traces en Roumanie. Je me suis imprégné de la magie de ses romans. Braïla, la ville de son enfance, n’est plus le carrefour cosmopolite où Grecs, Roumains, Turcs et Tziganes construisaient un avenir commun. Pourtant, un peu d’imagination et nous voilà au cœur d’un de ses chapitres. En étant attentif, on peut croiser sur un banc public son ami Mikhaïl, le livre Jack à la main, Strada Graznitva. La pâtisserie de la place Georghe Doja, juste en face du belvédère, ne peut-elle être celle où Kir Nicolas cuisinait sa platchynta ? Certes, on ne voit trace de Procop et de son salon de thé, mais cet homme à l’allure de bagnard à la terrasse d’un café n’a-t-il pas quelque chose de Codine ? Demeure en paix, Panaït, même si Braïla n’est plus celle que tu as connue, son jardin public surplombant ton cher Danube reste le rendez-vous des éternels amis et des amours éphémères.
À Bucarest, la présence d’Istrati est discrète. Camelia Spanescu, mon hôtesse, m’y a guidé en quête des souvenirs du vagabond. Elle m’a conté, de rue en rue, de quartier en quartier, nombre d’anecdotes sur le damné bandit. Véritable personnage de roman, Camelia est une “fille du feu”, sortie tout droit de l’univers de Panaït. C’est elle également qui m’a révélé le secret de la philosophie d’Istrati : le don de soi est le plus beau cadeau que l’on puisse offrir à autrui. “En l’aimant, m’explique-t-elle, vous intégrez ma famille spirituelle. Nous sommes donc en famille, cher istratien. La grande famille des ‘rêveurs qui sont le sel de la terre’.” Et que de fois m’a-t-on reproché de trop rêver ! Je suis, paraît-il, utopiste, romantique, idéaliste – au choix. Mon principal défaut d’après certains : j’aimerais que cela soit tous les jours Byzance. Pourtant, peu de gens savent que les rêveurs ont toujours raison ; eux ont au moins le courage de rêver. Istrati en était conscient. Et il me l’a prouvé dans chacun de ses livres et de ses voyages : un homme sans rêve est un mort-vivant. Le plus petit espoir, aussi infime soit-il, est fait pour grandir. Peu importe s’il se consume au bout d’une heure ou d’une vie. Il aura existé. Et c’est tout ce qui importe. Alors, comme Istrati, “je me livre sans marchander, avec frénésie. Cela coûte cher, mais jamais les déceptions subies n’ont diminué, jamais elles ne diminueront la somme de mes désirs. Avec la rage du joueur je cherche partout ma fortune. Je joue toujours gros jeu, car je déteste la mesquinerie. Si je me trompe, je ne perds rien : c’est l’autre qui perd. On ne perd rien quand on se livre entièrement” (Nerrantsoula). Peu importe le nombre de batailles perdues – et elles sont nombreuses, croyez-moi – une seule victoire les efface. Un seul rêve réalisé et les innombrables échecs ne sont plus que poussière.
Depuis, le double littéraire d’Istrati, Adrien Zograffi, est devenu un formidable compagnon de route. Je partage avec lui mes joies et mes peines. J’imagine sa présence la nuit, à Conflans-Sainte-Honorine, capitale de la batellerie et ville de mon enfance. Il se tient aux côtés de mes meilleurs amis et, cette fois, c’est à lui de nous écouter. Dans nos histoires, les héros ne sont pas les pêcheurs des eaux grises du Danube, mais les bateliers errant sur la Seine et ses méandres. Il n’est plus question du Destin qui condamne, c’est le Progrès et ses chimères qui ravagent. Une tragédie où les dés semblent jetés d’avance. Qu’importe l’issue, nous jouons notre vie sans temps mort. Nous savons que seul le combat est digne d’intérêt. Alors, le temps d’une soirée, nous devenons des haïdoucs, ces bandits au grand cœur qui peuplent Les Récits d’Adrien Zograffi. Comme eux, nous empruntons les chemins de fortune et échafaudons des plans pour détrousser les riches et rendre aux pauvres leur dû. Comme Élie le Sage et sa flûte ensorcelante, un ami nous berce avec les notes de sa guitare. Un autre déclame des vers qui toucheraient même le cœur de Cosma et de ses redoutables arquebuses. Et moi, la tête dans les étoiles, un livre d’Istrati en poche, je m’enivre du doux vin de l’amitié, auquel il s’est abreuvé sa vie durant. “Amitié? Je ne t’explique pas : je voudrais te chanter?” dit-il dans Mikhaïl. Malheureusement, je suis un exécrable musicien, doublé d’un piètre chanteur.
Comment cet homme, qui fut le premier à se dresser contre le totalitarisme soviétique, peut-il être à ce point oublié ? Je ne le comprends toujours pas. Encore plus étrange lorsqu’on célèbre les écrivains à avoir suivi son chemin. Peu de gens connaissent l’histoire de ce révolté par nature. C’est en partie pour cela que cet auteur a autant d’importance pour moi aujourd’hui. Les exclus, les marginaux, les oubliés de l’histoire me sont plus sympathiques que les personnages présentés dans les manuels scolaires. Et, dans quelques années, j’espère que l’on pourra ne plus rougir à l’idée de prononcer son nom à côté de ceux de Kerouac, Cendrars ou Hemingway. Entretenir la mémoire des vaincus est la seule manière de conquérir un jour prochain l’empire de nos rêves.
Ma découverte de l’écrivain-voyageur coïncide avec la renaissance de l’association des Amis de Panaït Istrati. Faisant miennes les valeurs qu’il prônait, j’ai rejoint cette “armée des ombres”. Ce sont Joseph Kessel, Édouard Raydon et Alexandre Talex qui ont permis, entre autres, sa redécouverte en France dans les années 1970. Grâce à sa publication chez Gallimard, ils ont réussi à sauvegarder les œuvres romanesques d’un auteur qui a consumé sa vie jusqu’au dernier souffle. Christian Delrue et Monique Jutrin sont leurs dignes héritiers. Linda Lê, en éternelle franc-tireuse des lettres, a elle aussi entretenu la flamme. Je n’aurais pu, sans leur soutien et leurs encouragements, mener à bien ce projet.
“Une vie d’homme ne se raconte ni ne s’écrit. Une vie d’homme qui a aimé la terre et l’a parcourue est encore moins susceptible de narration. Mais quand cet homme a été un passionné, qu’il a connu tous les degrés du bonheur et de la misère courant le monde, alors, essayer de donner une image vivante de ce que fut sa vie, c’est presque impossible. Impossible pour lui-même d’abord ; ensuite, pour ceux qui doivent l’écouter”, lit-on dans les dernières pages de Kyra Kyralina. Il s’agit vraisemblablement de l’un des rares points de désaccord entre nous : une vie d’homme généreux envers ses prochains et solidaire envers les plus démunis ne peut que se raconter. Une vie d’homme, modèle d’intégrité et de sincérité, doit servir d’exemple. Ne vous méprenez pas, il ne s’agit aucunement de l’une des histoires des Mille et Une Nuits. Néanmoins, Shéhérazade l’aurait choisi pour amant, Sinbad comme capitaine, et Aladin en aurait fait son génie. Asseyez-vous confortablement et ne soyez pas impatients. Longue est la nuit lorsqu’elle appartient aux rêveurs. Avec la littérature comme bagage, la révolte au cœur et l’amitié pour horizon, laissez-moi vous conter ce que fut la vie de Panaït Istrati. »
« Ne soyez pas trop sévères avec les libraires. Ce n’est pas de leur faute s’ils se montrent parfois désagréables. Certaines journées les transforment en de véritables écorchés vifs, quand seule la mélancolie s’invite dans leur magasin. Aucune âme charitable n’entre, ne serait-ce que pour échanger un bonjour. Impossible de partager leur dernière lecture avec le premier passant venu. Libraire moi-même, il m’arrive alors de douter de l’utilité de mon métier, de songer à le quitter pour fuir cette société qui préfère la vitesse d’un bolide à la caresse d’un roman. Chers collègues, tenez bon, gardez le cap et dépassez le doute. Car c’est un jour comme celui-là qui m’en a délivré. Je m’apprêtais à éteindre les lumières et à noyer ma détresse dans un demi, au troquet du coin. Un homme apparut, la quarantaine, l’allure féline, de petites lunettes devant ses yeux perçants. Il cherchait désespérément le livre Nerrantsoula. M’excusant de ne pas l’avoir, je lui proposai de le commander et l’invitai à repasser. Il ne vint jamais le chercher. Le livre est resté en plan, jusqu’à ce que son titre énigmatique et musical m’intrigue et que je me décide un soir à l’emporter. Je crois que je ne remercierai jamais assez cet inconnu. Cet homme, que je n’ai pas revu, m’a permis de découvrir le nom de Panaït Istrati. Et il m’a donné la chance incroyable d’entendre pour la première fois le refrain de sa petite porteuse d’eau, dont le seul crime fut d’aimer trop passionnément. “Au bord de la mer, sur la grève, Nerrantsoula foundoti ! Une vierge rinçait sa jupe, Nerrantsoula foundoti !” Ce n’est pas la Fanette de Jacques Brel, seulement, il m’arrive parfois à la librairie d’entendre “comme une voix”.
Peu de temps après cette révélation, une amie m’offre les Souvenirs de Boris Souvarine, l’un des opposants à la Russie de Staline. Au détour d’une page, j’ai la chance de croiser à nouveau le chemin d’Istrati. Intrigué par le portrait que dresse Souvarine de cet “exalté”, je me procure ses ouvrages disponibles et me lance à corps perdu dans leur lecture. Emporté par le tourbillon de ces récits, j’ai remonté le fil de sa vie et y ai découvert, sous les amas de l’histoire, un trésor de la littérature.
“Je suis incapable d’imaginer une histoire que je n’ai pas vécue”, prévient-il dans Méditerranée (Lever de soleil). Dans cette phrase réside l’œuvre de Panaït Istrati. Sa vie est la matière qui lui a permis de façonner des histoires et de composer des livres. Les pages autobiographiques consacrées à ses amis se révèlent être de véritables paysages humains, qui incarnent les multiples facettes de sa personnalité. Après avoir vagabondé les trente premières années de son existence, en Grèce, en Égypte, au Liban, en Suisse, et davantage encore, il décide de réaliser l’un de ses rêves d’enfant : apprendre le français. À l’âge de 37 ans, il écrit son premier roman : Kyra Kyralina. Encouragé par Romain Rolland, qui est alors “au-dessus de la mêlée” littéraire, le feu du conteur roumain embrase les cœurs de la France entière. Un brasier que certains ne tarderont pas à éteindre volontairement. Car Istrati a un terrible défaut : il dit tout. Y compris la vérité. Après un séjour en URSS, six ans avant Gide, il dénonce, malgré son attachement au communisme, les mensonges du régime bolchevique. Un point de vue qui lui vaut de devenir la cible des staliniens. Évincé du milieu littéraire qui vient de le porter aux nues, Istrati meurt en 1935, ruiné et abandonné de tous – ou presque.
“Se livrer tout entier ou pas du tout est le seul don qui convienne aux passionnés et leur assure les vraies conquêtes.” J’ai suivi son conseil et suis parti sur ses traces en Roumanie. Je me suis imprégné de la magie de ses romans. Braïla, la ville de son enfance, n’est plus le carrefour cosmopolite où Grecs, Roumains, Turcs et Tziganes construisaient un avenir commun. Pourtant, un peu d’imagination et nous voilà au cœur d’un de ses chapitres. En étant attentif, on peut croiser sur un banc public son ami Mikhaïl, le livre Jack à la main, Strada Graznitva. La pâtisserie de la place Georghe Doja, juste en face du belvédère, ne peut-elle être celle où Kir Nicolas cuisinait sa platchynta ? Certes, on ne voit trace de Procop et de son salon de thé, mais cet homme à l’allure de bagnard à la terrasse d’un café n’a-t-il pas quelque chose de Codine ? Demeure en paix, Panaït, même si Braïla n’est plus celle que tu as connue, son jardin public surplombant ton cher Danube reste le rendez-vous des éternels amis et des amours éphémères.
À Bucarest, la présence d’Istrati est discrète. Camelia Spanescu, mon hôtesse, m’y a guidé en quête des souvenirs du vagabond. Elle m’a conté, de rue en rue, de quartier en quartier, nombre d’anecdotes sur le damné bandit. Véritable personnage de roman, Camelia est une “fille du feu”, sortie tout droit de l’univers de Panaït. C’est elle également qui m’a révélé le secret de la philosophie d’Istrati : le don de soi est le plus beau cadeau que l’on puisse offrir à autrui. “En l’aimant, m’explique-t-elle, vous intégrez ma famille spirituelle. Nous sommes donc en famille, cher istratien. La grande famille des ‘rêveurs qui sont le sel de la terre’.” Et que de fois m’a-t-on reproché de trop rêver ! Je suis, paraît-il, utopiste, romantique, idéaliste – au choix. Mon principal défaut d’après certains : j’aimerais que cela soit tous les jours Byzance. Pourtant, peu de gens savent que les rêveurs ont toujours raison ; eux ont au moins le courage de rêver. Istrati en était conscient. Et il me l’a prouvé dans chacun de ses livres et de ses voyages : un homme sans rêve est un mort-vivant. Le plus petit espoir, aussi infime soit-il, est fait pour grandir. Peu importe s’il se consume au bout d’une heure ou d’une vie. Il aura existé. Et c’est tout ce qui importe. Alors, comme Istrati, “je me livre sans marchander, avec frénésie. Cela coûte cher, mais jamais les déceptions subies n’ont diminué, jamais elles ne diminueront la somme de mes désirs. Avec la rage du joueur je cherche partout ma fortune. Je joue toujours gros jeu, car je déteste la mesquinerie. Si je me trompe, je ne perds rien : c’est l’autre qui perd. On ne perd rien quand on se livre entièrement” (Nerrantsoula). Peu importe le nombre de batailles perdues – et elles sont nombreuses, croyez-moi – une seule victoire les efface. Un seul rêve réalisé et les innombrables échecs ne sont plus que poussière.
Depuis, le double littéraire d’Istrati, Adrien Zograffi, est devenu un formidable compagnon de route. Je partage avec lui mes joies et mes peines. J’imagine sa présence la nuit, à Conflans-Sainte-Honorine, capitale de la batellerie et ville de mon enfance. Il se tient aux côtés de mes meilleurs amis et, cette fois, c’est à lui de nous écouter. Dans nos histoires, les héros ne sont pas les pêcheurs des eaux grises du Danube, mais les bateliers errant sur la Seine et ses méandres. Il n’est plus question du Destin qui condamne, c’est le Progrès et ses chimères qui ravagent. Une tragédie où les dés semblent jetés d’avance. Qu’importe l’issue, nous jouons notre vie sans temps mort. Nous savons que seul le combat est digne d’intérêt. Alors, le temps d’une soirée, nous devenons des haïdoucs, ces bandits au grand cœur qui peuplent Les Récits d’Adrien Zograffi. Comme eux, nous empruntons les chemins de fortune et échafaudons des plans pour détrousser les riches et rendre aux pauvres leur dû. Comme Élie le Sage et sa flûte ensorcelante, un ami nous berce avec les notes de sa guitare. Un autre déclame des vers qui toucheraient même le cœur de Cosma et de ses redoutables arquebuses. Et moi, la tête dans les étoiles, un livre d’Istrati en poche, je m’enivre du doux vin de l’amitié, auquel il s’est abreuvé sa vie durant. “Amitié? Je ne t’explique pas : je voudrais te chanter?” dit-il dans Mikhaïl. Malheureusement, je suis un exécrable musicien, doublé d’un piètre chanteur.
Comment cet homme, qui fut le premier à se dresser contre le totalitarisme soviétique, peut-il être à ce point oublié ? Je ne le comprends toujours pas. Encore plus étrange lorsqu’on célèbre les écrivains à avoir suivi son chemin. Peu de gens connaissent l’histoire de ce révolté par nature. C’est en partie pour cela que cet auteur a autant d’importance pour moi aujourd’hui. Les exclus, les marginaux, les oubliés de l’histoire me sont plus sympathiques que les personnages présentés dans les manuels scolaires. Et, dans quelques années, j’espère que l’on pourra ne plus rougir à l’idée de prononcer son nom à côté de ceux de Kerouac, Cendrars ou Hemingway. Entretenir la mémoire des vaincus est la seule manière de conquérir un jour prochain l’empire de nos rêves.
Ma découverte de l’écrivain-voyageur coïncide avec la renaissance de l’association des Amis de Panaït Istrati. Faisant miennes les valeurs qu’il prônait, j’ai rejoint cette “armée des ombres”. Ce sont Joseph Kessel, Édouard Raydon et Alexandre Talex qui ont permis, entre autres, sa redécouverte en France dans les années 1970. Grâce à sa publication chez Gallimard, ils ont réussi à sauvegarder les œuvres romanesques d’un auteur qui a consumé sa vie jusqu’au dernier souffle. Christian Delrue et Monique Jutrin sont leurs dignes héritiers. Linda Lê, en éternelle franc-tireuse des lettres, a elle aussi entretenu la flamme. Je n’aurais pu, sans leur soutien et leurs encouragements, mener à bien ce projet.
“Une vie d’homme ne se raconte ni ne s’écrit. Une vie d’homme qui a aimé la terre et l’a parcourue est encore moins susceptible de narration. Mais quand cet homme a été un passionné, qu’il a connu tous les degrés du bonheur et de la misère courant le monde, alors, essayer de donner une image vivante de ce que fut sa vie, c’est presque impossible. Impossible pour lui-même d’abord ; ensuite, pour ceux qui doivent l’écouter”, lit-on dans les dernières pages de Kyra Kyralina. Il s’agit vraisemblablement de l’un des rares points de désaccord entre nous : une vie d’homme généreux envers ses prochains et solidaire envers les plus démunis ne peut que se raconter. Une vie d’homme, modèle d’intégrité et de sincérité, doit servir d’exemple. Ne vous méprenez pas, il ne s’agit aucunement de l’une des histoires des Mille et Une Nuits. Néanmoins, Shéhérazade l’aurait choisi pour amant, Sinbad comme capitaine, et Aladin en aurait fait son génie. Asseyez-vous confortablement et ne soyez pas impatients. Longue est la nuit lorsqu’elle appartient aux rêveurs. Avec la littérature comme bagage, la révolte au cœur et l’amitié pour horizon, laissez-moi vous conter ce que fut la vie de Panaït Istrati. »
(p. 7-13)