Les petites vérités :
« Pour remercier Grand-Père de ce festin de fins poissons grillés, je lui confectionne une belle cigarette avec le “roule-clopes” que j’ai pris soin d’emporter. Il apprécie. Assis au bord de l’eau, nous digérons en poursuivant notre conversation. Bien sûr, c’est surtout Grand-Père, intarissable, qui parle mais je suis heureux ainsi :
— Longtemps, j’ai cru que les étoiles étaient les enfants de la lune et du soleil, raconte-t-il. La lune était leur mère et le soleil leur père. Après j’ai su. Ce que je prenais pour une vérité était une erreur. L’erreur est une vérité morte. Quand nous découvrons que nous nous sommes trompés, nous sommes déçus et déroutés. Il faut reconstruire d’autres vérités. Cela peut demander du temps et nous sommes généralement pressés. Alors nous choisissons des évidences, les évidences que nous avons sous les yeux, les plus familières, les plus quotidiennes, les plus conformes au réel qui nous entoure. Nous pouvons ainsi les vérifier tous les jours, c’est un grand succès, elles sont vraies. Et si ces évidences apparaissent comme des vérités pour beaucoup d’autres gens, on est totalement rassuré, on se dit que cette fois, c’est sûr, on tient une bonne vérité. Et nous n’irons pas chercher plus loin.
— Oui, et alors ? dis-je en rallumant ma cigarette.
— Eh bien, là est ce que j’ai à te dire. Tout est affaire de perception. Si tu crois que le monde s’arrête à l’évidence du réel, tu ne verras pas les vérités essentielles. Heureusement, tu sais désormais qu’il existe d’autres perceptions, tu sais que le monde ne se limite pas aux frontières de ce que tu peux toucher. Le concret n’est jamais que le premier aspect de la réalité. Plus loin est le possible, plus loin encore est l’insondable dans lequel tu as nagé ou volé. Le possible est une réalité perçue différemment et c’est le possible qui conduit à l’inspiration.
Je me sens soudain un peu perdu :
— L’inspiration, celle qui donne sa vraie grandeur à l’homme, c’est ça dont tu me parlais l’autre jour ?
— Oui, oui, peu importent les mots, l’inspiration venue de l’âme ou l’intuition liée à l’esprit, retiens seulement que l’essentiel est de percevoir. Développe la perception? Les mots n’ont plus d’importance ensuite, on n’en a même plus besoin.
— Mais pour qu’une chose soit reconnue vraie, il faut bien qu’elle soit expérimentée, non ? La connaissance n’a aucune valeur si on ne peut pas en partager l’expérience ?
Grand-Père me dévisage avec surprise :
— Ah, tu crois ça, toi ? Je m’attendais à ce que tu me dises l’inverse, je pensais que tu dirais que c’est l’expérience ou l’expérimentation qui apporte la connaissance? Moi, vois-tu, je ne raisonne pas ainsi. En réalité, je ne raisonne pas du tout. Ce que je te dis, je le conçois aussi visiblement que je vois la selva. Mais qu’importe, même pour toi, tout demeure valable, et ce que tu auras perçu, tu en feras une réalité. De cette réalité, tu ne manqueras pas de tirer tes vérités. Tes vérités, c’est-à-dire les guides de ta vie. La réalité perçue deviendra ta réalité vraie. Et tu en seras si convaincu qu’il vaut mieux prendre ton temps, afin que tes vérités ne deviennent pas trop rapidement des vérités mortes.
— Des erreurs ?
— Hum, hum? oui, on peut le dire comme ça.
— Et pourquoi est-ce important ? Tout ça peut demeurer un jeu intellectuel !
Grand-Père me regarde intensément :
— Eh, ne fais pas semblant, petit homme ! Tu n’es pas à l’école ! Nous parlons de la vie, je crois bien ! Tout ce que tu découvres au travers de tes perceptions, tu en fais le fondement de ta vie. Tel est ton chemin pour essayer d’être vrai et authentique. Tu ne seras jamais autrement que sincère, ce sera ta force et ta fragilité. Ne joue pas à l’idiot avec moi.
— Eh bien, comme tu le dis, alors ! Il me paraît cependant assez évident que chacun essaie d’être vrai par rapport à ce qu’il sait, connaît ou découvre. Je suis comme tout le monde.
— Si cela te rassure? Le problème viendra lorsque tu percevras qu’on peut essayer d’être vrai mais que les vérités ne nous appartiennent pas. Les vérités ne sont pas des objets. Seuls les esprits peuvent les détenir, et parfois ils consentent à nous les prêter. Rappelle-toi ceci : quel que soit le monde que tu percevras, la réalité est la réalité des choses, la vérité est la vérité de l’esprit. Pense à ce que je te disais des Caboclos. Eux sont demeurés à la réalité des choses. Celle du monde concret en Amazonie.
Je demeure pensif un instant. Je me revois sur mon bateau, pris dans un brouillard épais. J’avance mais à chaque vague que brise l’étrave, je crains de m’approcher davantage du naufrage. Contenue dans ce brouillard, il y a la terre ferme et la terre est à la fois le salut et le danger car, pour regagner le port, je dois me faufiler à travers un dédale de récifs. Pour un marin, le large, si vide aux yeux des terriens, représente la sécurité. Grand-Père a raison sur un point : je navigue pour comprendre la vie. De mes expériences, de mes perceptions, je ferai des vérités qui m’accompagneront et me guideront dans le brouillard. C’est à peu près tout ce que je sais pour l’instant. Il importe donc que ces vérités soient fiables et solides, il a raison.
Je m’apprête à répondre mais constate que le vieil homme est déjà occupé à autre chose. Silencieusement, presque en rampant, il s’est avancé vers le débouché de l’igarapé dans le lac Sapucuá. Il me fait signe d’approcher et me désigne un groupe d’oiseaux de marais, des hérons en majorité, et quelques trompeteros semblables à des pintades d’eau, en pleine ripaille :
— Ils se délectent des plus petits poissons sur lesquels le barbasco produit encore de l’effet ! Mais s’ils mangent trop de friture, eux aussi vont dormir. Et regarde qui est là?
À quelques mètres des échassiers, les sinistres urubus noirs et d’autres à tête rouge attendent. Les vautours charognards paraissent sûrs de leur affaire, comme s’ils se savaient les acteurs des prochaines scènes du spectacle. Ils guettent et ne sont pas pressés. Au bout d’un moment, Grand-Père me tire par le coude :
— Allez, au travail, Doutor, aujourd’hui nous soignons et nous apportons à manger.
— Eh, d’accord, mais doucement? avant, je voudrais bien que tu en termines avec cette histoire des vérités !
— Mais? mais tu sais tout ! Que puis-je te dire de plus ? Laisse les urubus t’expliquer ! Parfois, je me demande si tu ne crois pas qu’il existe une grande vérité unique, compliquée et inaccessible. On la découvrirait comme un trésor oublié et on en aurait terminé. Rien de tout ça. Il n’existe que de petites vérités, toutes essentielles et toutes relatives. Elles courent dans tous les igarapés, elles descendent le courant à toutes les profondeurs, à nous de les attraper si nous le désirons. Elles conduisent toutes à l’illusion de la vie et à la mort. Il serait donc vain de nous en gaver. Ce pourrait être dangereux. Le rôle de notre vie est de les bien digérer pour qu’elles nourrissent correctement notre corps et notre esprit, le temps de notre vie. Car il est aussi important d’être Caboclo que d’être sage ! Mais rien ne t’oblige à l’un ou à l’autre. Ce n’est pas difficile à comprendre. Allez, va chercher la pirogue et charge les paniers, nous partons? »
Grand-Père Atalaya (p. 48-50)
Francesca et l’œil du boto (p. 136-138)
Extrait court
« Pour remercier Grand-Père de ce festin de fins poissons grillés, je lui confectionne une belle cigarette avec le “roule-clopes” que j’ai pris soin d’emporter. Il apprécie. Assis au bord de l’eau, nous digérons en poursuivant notre conversation. Bien sûr, c’est surtout Grand-Père, intarissable, qui parle mais je suis heureux ainsi :
— Longtemps, j’ai cru que les étoiles étaient les enfants de la lune et du soleil, raconte-t-il. La lune était leur mère et le soleil leur père. Après j’ai su. Ce que je prenais pour une vérité était une erreur. L’erreur est une vérité morte. Quand nous découvrons que nous nous sommes trompés, nous sommes déçus et déroutés. Il faut reconstruire d’autres vérités. Cela peut demander du temps et nous sommes généralement pressés. Alors nous choisissons des évidences, les évidences que nous avons sous les yeux, les plus familières, les plus quotidiennes, les plus conformes au réel qui nous entoure. Nous pouvons ainsi les vérifier tous les jours, c’est un grand succès, elles sont vraies. Et si ces évidences apparaissent comme des vérités pour beaucoup d’autres gens, on est totalement rassuré, on se dit que cette fois, c’est sûr, on tient une bonne vérité. Et nous n’irons pas chercher plus loin.
— Oui, et alors ? dis-je en rallumant ma cigarette.
— Eh bien, là est ce que j’ai à te dire. Tout est affaire de perception. Si tu crois que le monde s’arrête à l’évidence du réel, tu ne verras pas les vérités essentielles. Heureusement, tu sais désormais qu’il existe d’autres perceptions, tu sais que le monde ne se limite pas aux frontières de ce que tu peux toucher. Le concret n’est jamais que le premier aspect de la réalité. Plus loin est le possible, plus loin encore est l’insondable dans lequel tu as nagé ou volé. Le possible est une réalité perçue différemment et c’est le possible qui conduit à l’inspiration.
Je me sens soudain un peu perdu :
— L’inspiration, celle qui donne sa vraie grandeur à l’homme, c’est ça dont tu me parlais l’autre jour ?
— Oui, oui, peu importent les mots, l’inspiration venue de l’âme ou l’intuition liée à l’esprit, retiens seulement que l’essentiel est de percevoir. Développe la perception? Les mots n’ont plus d’importance ensuite, on n’en a même plus besoin.
— Mais pour qu’une chose soit reconnue vraie, il faut bien qu’elle soit expérimentée, non ? La connaissance n’a aucune valeur si on ne peut pas en partager l’expérience ?
Grand-Père me dévisage avec surprise :
— Ah, tu crois ça, toi ? Je m’attendais à ce que tu me dises l’inverse, je pensais que tu dirais que c’est l’expérience ou l’expérimentation qui apporte la connaissance? Moi, vois-tu, je ne raisonne pas ainsi. En réalité, je ne raisonne pas du tout. Ce que je te dis, je le conçois aussi visiblement que je vois la selva. Mais qu’importe, même pour toi, tout demeure valable, et ce que tu auras perçu, tu en feras une réalité. De cette réalité, tu ne manqueras pas de tirer tes vérités. Tes vérités, c’est-à-dire les guides de ta vie. La réalité perçue deviendra ta réalité vraie. Et tu en seras si convaincu qu’il vaut mieux prendre ton temps, afin que tes vérités ne deviennent pas trop rapidement des vérités mortes.
— Des erreurs ?
— Hum, hum? oui, on peut le dire comme ça.
— Et pourquoi est-ce important ? Tout ça peut demeurer un jeu intellectuel !
Grand-Père me regarde intensément :
— Eh, ne fais pas semblant, petit homme ! Tu n’es pas à l’école ! Nous parlons de la vie, je crois bien ! Tout ce que tu découvres au travers de tes perceptions, tu en fais le fondement de ta vie. Tel est ton chemin pour essayer d’être vrai et authentique. Tu ne seras jamais autrement que sincère, ce sera ta force et ta fragilité. Ne joue pas à l’idiot avec moi.
— Eh bien, comme tu le dis, alors ! Il me paraît cependant assez évident que chacun essaie d’être vrai par rapport à ce qu’il sait, connaît ou découvre. Je suis comme tout le monde.
— Si cela te rassure? Le problème viendra lorsque tu percevras qu’on peut essayer d’être vrai mais que les vérités ne nous appartiennent pas. Les vérités ne sont pas des objets. Seuls les esprits peuvent les détenir, et parfois ils consentent à nous les prêter. Rappelle-toi ceci : quel que soit le monde que tu percevras, la réalité est la réalité des choses, la vérité est la vérité de l’esprit. Pense à ce que je te disais des Caboclos. Eux sont demeurés à la réalité des choses. Celle du monde concret en Amazonie.
Je demeure pensif un instant. Je me revois sur mon bateau, pris dans un brouillard épais. J’avance mais à chaque vague que brise l’étrave, je crains de m’approcher davantage du naufrage. Contenue dans ce brouillard, il y a la terre ferme et la terre est à la fois le salut et le danger car, pour regagner le port, je dois me faufiler à travers un dédale de récifs. Pour un marin, le large, si vide aux yeux des terriens, représente la sécurité. Grand-Père a raison sur un point : je navigue pour comprendre la vie. De mes expériences, de mes perceptions, je ferai des vérités qui m’accompagneront et me guideront dans le brouillard. C’est à peu près tout ce que je sais pour l’instant. Il importe donc que ces vérités soient fiables et solides, il a raison.
Je m’apprête à répondre mais constate que le vieil homme est déjà occupé à autre chose. Silencieusement, presque en rampant, il s’est avancé vers le débouché de l’igarapé dans le lac Sapucuá. Il me fait signe d’approcher et me désigne un groupe d’oiseaux de marais, des hérons en majorité, et quelques trompeteros semblables à des pintades d’eau, en pleine ripaille :
— Ils se délectent des plus petits poissons sur lesquels le barbasco produit encore de l’effet ! Mais s’ils mangent trop de friture, eux aussi vont dormir. Et regarde qui est là?
À quelques mètres des échassiers, les sinistres urubus noirs et d’autres à tête rouge attendent. Les vautours charognards paraissent sûrs de leur affaire, comme s’ils se savaient les acteurs des prochaines scènes du spectacle. Ils guettent et ne sont pas pressés. Au bout d’un moment, Grand-Père me tire par le coude :
— Allez, au travail, Doutor, aujourd’hui nous soignons et nous apportons à manger.
— Eh, d’accord, mais doucement? avant, je voudrais bien que tu en termines avec cette histoire des vérités !
— Mais? mais tu sais tout ! Que puis-je te dire de plus ? Laisse les urubus t’expliquer ! Parfois, je me demande si tu ne crois pas qu’il existe une grande vérité unique, compliquée et inaccessible. On la découvrirait comme un trésor oublié et on en aurait terminé. Rien de tout ça. Il n’existe que de petites vérités, toutes essentielles et toutes relatives. Elles courent dans tous les igarapés, elles descendent le courant à toutes les profondeurs, à nous de les attraper si nous le désirons. Elles conduisent toutes à l’illusion de la vie et à la mort. Il serait donc vain de nous en gaver. Ce pourrait être dangereux. Le rôle de notre vie est de les bien digérer pour qu’elles nourrissent correctement notre corps et notre esprit, le temps de notre vie. Car il est aussi important d’être Caboclo que d’être sage ! Mais rien ne t’oblige à l’un ou à l’autre. Ce n’est pas difficile à comprendre. Allez, va chercher la pirogue et charge les paniers, nous partons? »
(p. 196-199)
Grand-Père Atalaya (p. 48-50)
Francesca et l’œil du boto (p. 136-138)
Extrait court