Interviews


Place Rapp à Colmar – Haut-Rhin (France)
Année 2017
© Tania Kagan

Mario Heimburger – Le monde dans mon canapé
propos recueillis par Solange d’Alançon

Archives des interviews

Quels événements vous ont conduit à ignorer la « bougeotte » ambiante pour chérir l’immobilité ?
Je me méfié des injonctions : il m’a toujours semblé sage de comprendre d’où elles sont émises et dans quel but. La « bougeotte » est une pression sociale forte actuellement, et j’observe qu’elle nous place dans une position de précarité, d’incertitudes et de peurs. Une position de faiblesse qui nous rend influençables, dociles ou – à tout le moins – qui nous prive d’une disponibilité d’esprit. En prenant le temps de l’observation, je me rends compte que cette « bougeotte » ne nous bénéficie que peu ; pourquoi, alors, y céder ? Je ne rejette pas le mouvement, et encore moins l’action, mais l’objectif doit être identifié pour rendre la trajectoire efficace.

Quel pouvoir trouver à l’immobilité ?
La sérénité d’habiter notre propre temps et de nous y épanouir est la condition de la création de notre propre identité. L’immobilité nous replace au centre de tout, nous impose comme notre propre référentiel. De là, tous les caps sont possibles. Dans Le Voyage immobile, j’évoque plusieurs mouvements : celui qui nous permet d’explorer qui nous sommes, celui qui nous mène vers les autres pour de belles rencontres, celui qui nous entraîne dans des univers inconnus de l’imaginaire ou d’autres vies. L’immobilité mène à tout si elle est pilotée par la conscience. En particulier, elle nous permet de ne pas subir mais de choisir, construisant ainsi un espace de liberté dans lequel nous sommes en mesure de respirer.

Vous animez le blog littéraire « Ouvrir les yeux » dans lequel figurent en bonne place les auteurs américains…
Ma fascination pour les auteurs américains tient au fait qu’ils participent collectivement à la création d’une œuvre : le roman américain. Ils tissent la métaphore de l’homme englué dans ses contradictions : des personnages libres jusqu’au pathologique mais prisonniers de systèmes complexes et occultes qui les dépassent ; individus en quête de bonheur mais se heurtant frontalement aux désirs d’un autre, plus fort ; mauvais garçons qui poussent la liberté d’entreprendre jusqu’aux crimes les plus abjects… Ajoutons que les auteurs américains ont souvent une façon d’écrire qui montre plus qu’elle n’explique, et on comprendra facilement leur impact sur l’imaginaire collectif et la production d’un rêve américain, aujourd’hui plus souvent amer et cynique qu’optimiste et progressiste. À bien des égards, ces narrations archétypales remplacent peu à peu les mythes polythéistes de l’Antiquité, servant le double objectif de divertissement et de base de réflexion.

Vous habitez aujourd’hui dans votre ville natale et travaillez pour le même employeur depuis la fin de vos études. Cette stabilité est-elle propice à l’imagination ?
L’ennui – tout relatif – d’une vie stable est une façon d’être prêt à regarder autour de soi et à être témoin d’instants fugaces où de drôles d’associations créent une nouvelle idée. La stabilité me permet de gérer les crises rapidement, d’acquérir de vrais talents, plutôt que de me sentir dans l’incompétence permanente de la précarité. Je me libère ainsi du temps pour regarder autour de moi et creuser dans de nouvelles directions, pour développer, au travers du jeu de rôle notamment ou de simples rêveries les idées étranges qui naissent en moi. L’imaginaire et « le réel » – malgré toute la réticence que j’ai à utiliser ce terme – se nourrissent toujours l’un de l’autre. Philip Kindred Dick disait que le réel est ce qui reste quand on arrête d’y croire. Je crois quant à moi que le réel est composé en majorité d’imaginaires solidifiés.

Quel auteur a provoqué chez vous les rêves les plus fous en vous projetant dans une autre réalité ?
Une prière pour Owen, de John Irving, m’a permis de me rendre compte de la puissance absolue de l’imagination d’un auteur. Dans ce roman foisonnant, Irving multiplie l’absurde jusqu’à singer le réel, tisse des liens complexes, prophétiques et symboliques entre ses scènes et passe en une seule phrase des rires aux larmes. J’ai alors pris conscience que l’imaginaire n’est pas dans l’éloignement mais dans la cristallisation d’un monde : la capture de cette chose évanescente qu’est la vie. Ainsi, les plus grandes œuvres de l’imaginaire nous renseignent sur nous-mêmes. Cet imaginaire n’est qu’une version du réel ; ce qui est renversant, car ce glissement n’a pas de fin. À bien des égards, notre voyage à vitesse constante vers le futur n’est qu’une réécriture sans fin de notre réalité. J’aime également beaucoup la fantasy et la science-fiction mais si elles ne sont pas capables de nous parler de la vie, elles ne restent qu’un divertissement pauvre et peu édifiant.
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