Interviews


Extraction d’ammonites à Salins-les-Bains – Jura (France)
Année 2016
© Sylvain Roy

Pierre Gemme – Là où il y a de la gemme, y a du plaisir
propos recueillis par Giulia Duponchel

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Depuis votre plus jeune âge vous recherchez des fossiles, des minéraux ou des météorites aux quatre coins du monde. Quelle découverte vous a procuré le plus d’émotion ?
À chaque découverte, l’émotion est différente. Il y a l’enthousiasme suscité par l’ouverture d’une poche remplie de cristaux merveilleux ; le soulagement après avoir creusé des jours durant sans avoir la certitude d’atteindre le filon ; la peur en pénétrant dans une galerie de mine aux étais menaçants. Mais l’émotion la plus étrange que j’ai ressentie est sans doute celle d’avoir trouvé un jour un outil préhistorique. Je me promenais dans l’Yonne, dans un champ que ma belle-famille possédait. Dans cette région, où alternent plaines et collines, je savais que des hommes du paléolithique inférieur taillaient au sommet des monts boisés quantité d’outils, tout en guettant le gibier qui pouvait apparaître au détour d’un vallon. J’avais derrière moi plus de vingt années de recherche uniquement axée sur les minéraux et les fossiles, et je ne m’étais encore jamais intéressé à la préhistoire. Alors qu’il est particulièrement difficile pour le novice de faire la distinction entre un silex cassé par des engins agricoles et un silex taillé par l’homme, je me penchai et saisis, instinctivement et à pleine main, la hache posée devant moi, sur le sol. Ce fut un double choc. Non seulement j’étais le premier à m’emparer d’un objet abandonné par un homme il y a entre 1,6 million d’années et 200 000 ans, mais en plus, en examinant rapidement l’outil, je découvris avec stupeur qu’il était orné d’un oursin fossilisé, délicatement préservé lors de la taille du silex par l’artisan. Et même, de toute évidence, mis en valeur par celui-ci. Mais à quelle fin ? Un saut dans le temps? J’ai eu l’impression soudaine de rencontrer mon ancêtre direct, déjà passionné par les pierres, respectueux, intrigué, sensible à la nature et habité par un questionnement permanent, ou déjà réceptif à l’esthétique des fossiles.

Vous avez longtemps été enseignant. Avez-vous déjà songé à changer de métier pour ne plus travailler qu’exclusivement dans le domaine de la géologie ?
Je ne me suis pas dirigé vers la géologie car je ne connaissais pas vraiment les filières. D’autre part, aurais-je eu un niveau suffisant, en mathématiques notamment ? J’étais plutôt littéraire, comme on dit. J’ai appris par la suite, en rencontrant de jeunes étudiants en géologie sur les salons, qu’un très bon niveau en sciences et en mathématiques n’était pas forcément nécessaire. Et surtout que la géologie, parent pauvre de l’enseignement des sciences de la vie et de la terre, ne fait pas naître beaucoup de vocations. Par ailleurs, ma mère était institutrice, et je passais une grande partie de mes soirées à faire mes devoirs dans sa classe pendant qu’elle préparait ses cours. J’ai pris ainsi goût à l’enseignement. Attrait des sciences de la terre, goût du partage, de la transmission, et écriture sont des domaines qui se sont réunis de façon naturelle. Lorsque j’enseignais, que ce soit en école primaire ou en école maternelle, j’ai souvent apporté à mes élèves des spécimens de ma collection. C’était un bon prétexte pour mener de petites expériences scientifiques, susciter des vocations, donner envie d’aller plus loin. Je continue d’ailleurs à proposer des animations dans les écoles, en tant qu’intervenant extérieur, sur différents sujets (dinosaures, météorites, mammouths, perles, etc.).

Quel conseil donneriez-vous à un débutant qui souhaite commencer une collection de pierres ?
Privilégier l’émotion. Si l’on ne ressent rien en ramassant ou en acquérant une pierre, si l’on n’éprouve ni joie, ni curiosité, ni désir de la conserver ou de se renseigner sur ses origines, sa nature, sa formation, mieux vaut ne pas commencer une collection. En revanche, si l’on ressent du plaisir et de l’intérêt à chaque nouvelle trouvaille, il faut se pourvoir d’un matériel spécifique qu’on trouve dans tous les magasins de bricolage : une massette d’au moins 2 kilos ; une broche (ou pointerolle), c’est-à-dire un burin pointu, et un autre à bout plat et tranchant de maçon ; un piochon ; un sac à dos solide ; et, surtout, beaucoup de vieux journaux pour emballer les trouvailles. Attention à ne pas oublier des gants de jardinier en cuir pour éviter de se blesser en tapant, et des lunettes de protection car on peut vite perdre un œil avec un seul éclat de quartz, voire de métal provenant du burin avec lequel on tape. Que ce soit pour la recherche de fossiles ou de minéraux, deux techniques sont généralement pratiquées : le travail sur cartes géologiques et la prospection au hasard de ses promenades ou des ouvertures de chantiers (routes, voies ferrées, implantations de pylônes). Les carrières ainsi que les haldes des anciennes mines désaffectées sont également souvent riches en spécimens. Toute trouvaille importante (de dinosaure, par exemple, ou d’outil préhistorique) doit être signalée aux scientifiques. Il ne faut pas non plus oublier de demander l’autorisation au propriétaire du terrain sur lequel on aimerait prospecter. Moins connue des débutants est une autre règle qu’il faut néanmoins respecter : celle du dépôt d’outils. Si en arrivant sur un lieu de prospection on trouve des outils près d’un trou, ceux-ci n’ont pas été oubliés par un précédent prospecteur. Cela signifie qu’un chantier est en cours, et que le prospecteur reviendra. Cette concession ainsi signalée peut durer plusieurs saisons. Quant à la recherche d’outils préhistoriques, elle est interdite. Les trouvailles ne peuvent être que fortuites et signalées aux autorités archéologiques régionales compétentes.

À quel endroit de la planète avez-vous fait le plus de trouvailles exceptionnelles ?
La formule ? trouvaille exceptionnelle Â» peut évoquer une pièce unique et spectaculaire, à même de figurer dans un musée, ou une quantité ou une large gamme de variétés dans un même lieu. Trouvaille exceptionnelle peut également faire référence à des conditions de découverte qui ne se représenteront plus tant elles sont rares, chargées en émotions et marquantes pour son découvreur. L’Inde est sans doute le pays où mes trouvailles exceptionnelles répondent le mieux à toutes ces définitions. Je me souviendrai toujours de mon expédition dans la région de Poona, à Nasik très exactement, au sud de Mumbai. Dans les marches du Deccan, nous errions sous un soleil caniculaire. Le sol était brûlant, et la température du jour atteignait les 45 Â°C. Les villages étant très espacés, nous devions solliciter la bonne volonté des conducteurs de tuk-tuk. Nous ne savions plus où donner de la tête ! Les collines étaient éventrées. Et partout des carrières béaient, laissées à l’abandon, car on y trouvait trop de géodes et plus assez de basalte ! Un paradis pour les minéralogistes : des cavités, des fissures, des fours brillaient alentour. Il y avait des grottes emplies de cristaux de toutes les couleurs pastel imaginables. De toutes les formes aussi. L’étonnement, la profusion, la nouveauté, le contexte magique dans cet environnement scintillant, et presque gustatif tant ces pierres ressemblaient à de délicieuses pâtisseries, tout nous projetait au cœur d’un conte des Mille et Une Nuits, dans une caverne d’Ali Baba naturelle, un palais qui n’avait rien à envier au Taj Mahal lui-même (ou presque).

Quel auteur a, selon vous, le mieux traduit la beauté du monde minéral ?
Roger Caillois (1913-1978), écrivain, sociologue, critique littéraire et collectionneur, au nom prédestiné, est sans aucun doute l’auteur qui s’est le plus interrogé sur le rapport que l’imaginaire humain entretient avec le monde minéral. Son livre remarquable, intitulé L’Écriture des pierres, évoque de manière poétique ce lien complexe que l’homme entretient avec les pierres, paysagères et figuratives notamment. Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, Roger Caillois n’a sans doute jamais prospecté lui-même, ni en France ni à l’étranger. Après une agrégation de grammaire, il s’investit dans le domaine de la culture en restant toujours très indépendant. Il publie dans des revues, collabore à la NRF et fonde avec Michel Leiris et Georges Bataille le Collège de sociologie. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’exile en Argentine et prend la direction de l’Institut français à Buenos Aires. À son retour en France, il anime chez Gallimard la collection ? La Croix du Sud Â», traduit Borges, publie Neruda et Asturias. En 1966 paraît son premier texte sur les minéraux intitulé Pierres. Au cours de sa vie, il a réuni plus de deux mille spécimens achetés de-ci de-là, mais ayant tous comme points communs la beauté et l’émotion qu’ils lui procuraient. Il avait une affinité particulière pour les pierres dites paysagères et figuratives, c’est-à-dire évoquant par leur couleur et leur forme soit des paysages, soit des silhouettes animales ou humaines. À sa mort, il a fait don de toute sa collection au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, où certaines sont visibles dans le pavillon consacré à la minéralogie. Comme quoi, sans se rendre sur le terrain, ni même être scientifique, on peut tomber amoureux des pierres, et s’inspirer de l’œuvre de la nature pour bâtir la sienne?
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