Interviews


Au village de Boubonitsy sur le plateau du Valdaï, chez Valentin Pajetnov, l’auteur de L’ours est mon maître – district de Toropets, oblast de Tver (Russie)
Année 2015
© Olga Gauthier

Yves Gauthier – Le dernier grognard
propos recueillis par Émeric Fisset

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Comment avez-vous eu connaissance de l’histoire du dernier grognard de Napoléon ?
C’était il y a plus de trente ans, en 1985, par la bouche d’un chauffeur de taxi moscovite, figure archétypale du cocher râleur. Il rouspétait parce que je l’avais dérangé malgré moi dans la lecture d’un article de journal consacré au centenaire. Un grognon parlant d’un grognard, cela m’avait amusé. Et puis le sujet m’impressionnait. Les jours suivants, par hasard, j’ai entendu plusieurs personnes en parler. L’histoire aiguillonnait l’imagination, elle renfermait un mystère, une humanité, un double fond. Nicolas Savin était un grand naufragé ; or, il n’y a pas de naufrage sans intrigue. Je n’avais jamais rien écrit, et pourtant l’idée d’un livre m’est venue tout de suite. Plusieurs années plus tard, j’ai retrouvé cet article. Et ainsi de suite, de fil en aiguille.

Quelle enquête avez-vous menée pour la retracer ?
À l’évidence, Savin renfermait une vérité cachée. D’entrée, je me suis dit que mon livre, pour être réussi, devait percer cette vérité. Tout le monde n’était pas de cet avis : on me disait que la force de l’histoire consistait dans sa version canonique avec son voile d’incertitude, et que lever le voile, c’était enlaidir mon personnage, déflorer la légende, tuer le mythe. Je protestais : « Et si l’histoire est un mensonge ? » On me donnait aussitôt la réplique : « Eh bien, fais-en un roman-mensonge, un romensonge qui grandira ton héros ! »
Mon intuition plaidait pour l’entêtement. Au « romensonge », j’ai préféré le roman-enquête, le « romenquête ». Pour aboutir, il me fallait de la chance et de la patience.
La chance m’a souri avec la rencontre d’un historien de Saratov, Victor Totfalushin, qui avait exhumé des traces inespérées en travaillant sur le sujet. L’été, je le voyais à Saratov quand le bateau sur lequel je travaillais comme directeur de croisière y faisait escale. Sans la magie de la confiance qui s’est installée entre nous, au fil des années, nous n’aurions rien trouvé. Il a fallu éplucher des archives gubernatoriales, administratives, politiques, policières, militaires. Le plus souvent, on ne trouvait « que du ballast » (le mot de code qu’on employait entre nous pour signifier qu’on rentrait bredouille). Mais, parfois, on tombait sur une pépite. Lui à Saratov ; et moi à Saint-Pétersbourg, Vincennes ou Rouen. Ces jours-là, par mail, on se donnait l’accolade comme deux orpailleurs en joie, les cheveux en bataille, les yeux brillants. De pépite en pépite, nous avons cosigné des articles sur l’état de nos recherches dans la presse russe et française. Quand enfin Victor a fait une conférence devant ses pairs à Saratov – où Savin est une icône – pour présenter nos conclusions, il m’a écrit le soir même que nos révélations y avaient produit l’effet d’une bombe.

À quelles difficultés littéraires avez-vous été confronté pour la relater ?
La question touche à l’un des fils électriques de la littérature : l’organisation des rapports entre la fable et les faits. Comme Savin a sa part de fable et que celle-ci est magnifique, j’ai pris le parti d’en dérouler d’abord la narration – par définition romanesque, car qui dit fable dit roman ; puis, en un second temps, de détricoter l’histoire sur le mode de l’enquête. Ceci en me posant deux conditions : que le tout soit tenu par une même écriture ; et que le « détricotage » ne soit pas un démasquage brutal, mais un portrait derrière le portrait.
Car le Savin que mon investigation révèle reste un soldat authentique de Napoléon ! Dans sa vérité nue, il n’est pas moins émouvant. Donc pas moins romanesque. À mes yeux, le Savin de la fable sort d’un tableau de David ; et celui des archives, d’un tableau de Daumier. Mon livre se présente comme la mise en regard des deux tableaux. Avec les moyens de l’écriture, j’ai voulu faire et David et Daumier.

Quelles similitudes et quelles différences le parcours de Nicolas Savin présente-t-il avec celui des autres soldats de la Grande Armée prisonniers des Russes ?
Le destin de Savin illustre parfaitement le parcours des prisonniers du tsar : le dispersement dans les provinces, le convoyage par un gel féroce, la naturalisation par serment d’allégeance, le choix librement consenti de ne pas rentrer au pays après la signature de l’armistice (1814), le préceptorat au service de la noblesse, l’enracinement par le mariage et les enfants, la tentative avortée de rentrer en France sous le règne de « Nicolas la Trique »… tout cela concorde avec le sort de plusieurs milliers de ses semblables. La différence est dans son extraordinaire longévité, mais aussi dans la patiente stratégie qu’il a dû déployer pour s’élever en statut et en considération dans la machine sociale russe. C’est là qu’il a fourbi ses talents d’affabulateur ! Force est de reconnaître que, de cette lutte, il est sorti vainqueur.
D’entre tous les combattants de la Grande Armée qui ont connu la captivité en Russie, je retiens deux exemples édifiants : le mathématicien Poncelet – lui aussi relégué à Saratov – qui a profité de son exil forcé pour inventer la géométrie projective avant de rentrer au pays dès que permis ; et le Normand Nicolas Savin, qui a choisi d’embrasser la Russie au point de se forger un destin de légende.

Quelles vous paraissent être les caractéristiques, en quelque sorte pérennes, de l’amitié franco-russe ?
L’amitié franco-russe, c’est de la littérature. Je le dis sans ironie, au bon sens du mot : une matière culturelle. Dans la géographie, il n’existe pas d’espace partagé entre la France et la Russie, par exemple un fleuve qui fasse la bordure (je n’ose dire la frontière) ; et pourtant ce fleuve existe, presque aussi réel que fantasmé, il est fait d’écriture et de traduction. On peut y ajouter des pages épiques, des faits d’armes héroïques, presque romanesques, comme l’escadrille Normandie-Niémen, ou des alliances légendaires, ou encore de fameuses missions dans l’Espace.
Depuis Voltaire et Fonvizine, il existe une tradition, une façon de se parler librement, un art de la satire admirative et taquine. Sans qu’on n’y mette ni sucre ni poison. Je pense à Mérimée, à Tourgueniev. À Ilya Ehrenbourg, à qui je donnerais volontiers le béret d’or du francophile : amour et humour, élégance et impertinence. Jusqu’à Andreï Makine, plein de cette finesse tourmentée à laquelle je suis sensible.
Mais cette amitié a ses défauts : elle est un peu nostalgique d’elle-même, lovée sur ses lauriers. C’est bien pour les toasts de fin de banquet, mais ça ne suffit pas. Ça manque de fantaisie. Chez les uns comme chez les autres, nos langues ne sont plus à la mode. Comble de l’archaïsme, il faut des visas pour aller d’un pays à l’autre, délivrés par des guichetières irascibles. Ici comme là-bas, nos dirigeants ne lisent plus de livres. (Soupir.)
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