Interviews
Château d’Arcano, Udine – Frioul (Italie)
Année 2016
© Fabiana Savorgnan Cergneu di Brazzà
Cristina Noacco – Le silence est d’or
propos recueillis par Émeric Fisset
Archives des interviews
Vos activités d’enseignement – de la littérature médiévale – et vos passions – photographie, écriture, dessin – sont une manière de communiquer avec autrui. Comment vous est donc venue l’idée d’écrire sur le silence qui, a priori, en est l’antithèse ?
Le silence est au centre de la plupart de mes activités : lorsque je marche vers un sommet ou dans un bois, lorsque je contemple un paysage, lorsque je me concentre sur le contenu d’un livre pour comprendre la pensée d’un auteur, lorsque j’écris ou je dessine ou bien lorsque, cachée dans un affût, je guette l’envol d’un oiseau pour le photographier, le silence est indispensable. Pourtant, nous sommes des animaux sociaux et notre expérience du silence la plus marquante est celle qui le met en relation avec la parole. La communication ne serait pas possible sans le silence, qui donne un sens à nos mots et en oriente l’interprétation. ? Taire » et ? se taire » ne sont pas synonymes. L’un désigne la volonté de refuser la parole et donc le dialogue, tandis que l’autre, ? se taire », indique le choix ou la nécessité de ne pas parler parce qu’on n’a rien à dire, parce qu’on se trouve face à quelque chose d’ineffable ou qu’on se dispose à l’écoute. Ainsi, même en voyage, au milieu d’un groupe de personnes qui parlent une autre langue, le silence du voyageur, loin de témoigner un refus de la communication, peut désigner une ouverture et représenter un langage qui pallie le manque de connaissances linguistiques par l’alphabet de ce langage universel qu’est le silence. De même, dans nos relations les plus intimes, comme face à la classe ou à un micro de radio, le silence achève la valeur de la parole, en donnant à comprendre, par le non-dit, ce que la langue ne peut pas dire.
Vous parlez de ? bruissement du monde ». Le vrai silence, pour vous, est-il total ou relève-t-il uniquement des sons produits par la nature ?
Le bruissement du monde correspond à l’expérience que nous pouvons faire du silence par l’ouïe. Nous avons tort, alors, de l’appeler ? silence », car le silence absolu – si nous entendons par là l’absence totale de vibrations – n’existe pas à l’échelle humaine. Lorsque nous quittons la ville pour la campagne, nous entendons toujours quelque chose : le chant des oiseaux, le vent dans les branches, la pluie qui tombe, voire nos propres pas ! Même John Cage, qui a voulu expérimenter le silence absolu dans une chambre anéchoïque, disait qu’il y avait perçu deux sons : l’un aigu – son système nerveux – et l’autre grave – son cœur. Le silence à l’échelle humaine n’existe donc pas. Et pourtant, si nous marchons sans parler, à la montagne, nous nous surprenons à dire : ? Ah, quel silence? » Il y a en revanche un autre silence, que je tiens pour le ? vrai silence », dont nous faisons l’expérience lorsque nous nous disposons à l’écoute par le cœur. Ce silence, intérieur, peut être appelé spirituel, lorsqu’il inspire la prière qui naît dans le cœur du fidèle et il représente alors le dénominateur commun entre toutes les religions ; il nourrit également la création artistique, puisqu’il est la condition qui permet à l’artiste d’extérioriser – c’est-à-dire d’exprimer – son monde intérieur et il stimule aussi la rêverie, cet état de vacance de la raison qui amène l’esprit à voyager vers son Vaste Dedans.
Si le silence est rare et parfois mal vécu dans la société contemporaine, qu’appréciez-vous donc en lui ?
La société contemporaine met en évidence notre peur du silence. Le pire des ennuis qui peut nous arriver aujourd’hui – si nous sommes, comme on dit, branchés – est une coupure électrique associée à une batterie déchargée. Être connecté au reste du monde nous rassure, comme la compagnie d’un poste de radio ou d’un téléviseur allumé rassure une personne âgée – et pas que ! – dans la solitude de sa maison. Il y en a qui, par exemple, s’endorment bercés par les voix venant de la télé et ne pourraient pas s’endormir dans le silence. De nos jours, ce qui dérange n’est pas le bruit, mais le silence. Alain Corbin a raison de dire que l’approche que nous avons du silence change en fonction de notre culture. En Asie, par exemple, à l’intérieur des familles nombreuses, on peut encore manger en silence sans que personne ne perçoive ce vide de communication comme gênant. Chez nous, en revanche, le silence au sein d’un groupe, lors d’une soirée, est inacceptable, à tel point qu’on s’empresse de le combler par des futilités ou en disant : ? Un ange passe? » Ce que je cherche, dans le silence, est un retour à l’essentiel, à une communication par les gestes et par le cœur, comme dans les familles asiatiques que j’ai connues.
Vous partez, souvent seule, en quête du silence. Vos voyages s’achèvent-ils lorsque c’est finalement le bruit qui vous manque ?
Oui, je pars le plus souvent seule en balade. Mais la solitude a deux visages : il y a celle qui ronge l’âme et la fait ressembler à une maison abandonnée, hantée par la mort et par les ronces des remords – c’est un enfermement ; et il y a la solitude choisie, vécue comme une valeur chargée de sagesse et une quête d’harmonie avec le monde, vécue comme une élévation ou un instrument de contemplation de la nature. Dans ce cas, elle n’est pas source de tristesse ou d’angoisse, ainsi que peut l’être la solitude dans une chambre d’hôpital ou en ville, mais c’est une expérience stimulante, qui nous permet de nous ressourcer et de faire corps avec les autres et avec le monde. Ce n’est donc pas l’absence de bruit que je recherche, mais une disposition à entrer en harmonie avec tout ce qui existe. J’utilise ainsi une formule qui semble résumer cette idée d’union avec les différentes manifestations du réel par rapport et grâce au silence : Sileo ergo sum. Je fais silence, je demeure en silence (d’après le sens du verbe latin sileo), et cela me rend semblable à tout ce qui existe, l’animé comme l’inanimé.
Certaines œuvres, certaines circonstances vous parviennent-elles à exprimer le silence ou considérez-vous que le meilleur moyen d’en comprendre la teneur est de le vivre soi-même ?
Cette attitude d’écoute et d’attention au monde ne doit pas avoir pour finalité une quête esthétique, qui risquerait d’épurer la nature, de l’associer à un idéal. Au contraire, c’est par la contemplation que nous pouvons entrer en contact avec les énergies du vivant. Je trouve que cette attitude, dont chacun de nous peut faire l’expérience, est très proche des démarches choisies par les mystiques ou, plus généralement, dans les traditions spirituelles, tant occidentales qu’orientales. Je parle de la méditation. Le yoga ou le bouddhisme en Asie, comme l’ascétisme des Pères du désert en Occident, prônent le retour à l’essentialité comme une forme de détachement des biens terrestres, pour se rapprocher de Dieu. Quoique je la connaisse peu, j’ai fait une courte expérience – naïve, je dirais – de la méditation en Asie, tandis que mes lectures en tant que médiéviste m’ont amenée à connaître les expériences de saint Antoine du désert ou de saint Jérôme.
Dans mon livret, je relate une visite après une balade en montagne à la Grande Chartreuse, en Isère. Ce monastère est fermé au public qui voudrait tenter de comprendre comment vivent ces hommes, loin du monde. Mais le silence palpable y dit le calme du lieu, notamment si l’on y parvient en hiver, par temps de neige. Lorsque je me suis promenée aux abords du monastère, c’était justement le cas : la fumée qui sortait des cheminées, une robe blanche qui ondoyait derrière les pas d’un frère qui rentrait, disaient que le temps ne s’écoute pas et qu’il ne s’écoule pas au rythme de l’homme, mais à celui de Dieu. Les chartreux vivent en effet dans l’isolement presque complet de leurs cellules et ne s’octroient une promenade et quelques échanges entre frères qu’une fois par mois hors du monastère, alors qu’à l’intérieur ils suivent scrupuleusement la règle cartusienne du silence.
Je me souviens que le jour de ma visite, en revenant vers la voiture, un peu déçue de n’avoir rencontré âme qui vive, j’ai croisé le regard d’un chat, blanc lui aussi, comme le paysage et la bure des chartreux. Il ne m’a pas évitée, comme l’aurait fait, en suivant la règle, un moine, mais il a suspendu son errance et m’a regardée, comme pour chercher à percer mes pensées et mes choix : ? Quel est le sens de nos choix ? » semblait-il me demander Puis il a été englouti par le brouillard, par le froid et par le silence.
Voici la force inouïe du silence : nous questionner, nous mettre face à nous mêmes, comme face à l’ancien oracle : ? Connais-toi toi-même. »
Le silence est au centre de la plupart de mes activités : lorsque je marche vers un sommet ou dans un bois, lorsque je contemple un paysage, lorsque je me concentre sur le contenu d’un livre pour comprendre la pensée d’un auteur, lorsque j’écris ou je dessine ou bien lorsque, cachée dans un affût, je guette l’envol d’un oiseau pour le photographier, le silence est indispensable. Pourtant, nous sommes des animaux sociaux et notre expérience du silence la plus marquante est celle qui le met en relation avec la parole. La communication ne serait pas possible sans le silence, qui donne un sens à nos mots et en oriente l’interprétation. ? Taire » et ? se taire » ne sont pas synonymes. L’un désigne la volonté de refuser la parole et donc le dialogue, tandis que l’autre, ? se taire », indique le choix ou la nécessité de ne pas parler parce qu’on n’a rien à dire, parce qu’on se trouve face à quelque chose d’ineffable ou qu’on se dispose à l’écoute. Ainsi, même en voyage, au milieu d’un groupe de personnes qui parlent une autre langue, le silence du voyageur, loin de témoigner un refus de la communication, peut désigner une ouverture et représenter un langage qui pallie le manque de connaissances linguistiques par l’alphabet de ce langage universel qu’est le silence. De même, dans nos relations les plus intimes, comme face à la classe ou à un micro de radio, le silence achève la valeur de la parole, en donnant à comprendre, par le non-dit, ce que la langue ne peut pas dire.
Vous parlez de ? bruissement du monde ». Le vrai silence, pour vous, est-il total ou relève-t-il uniquement des sons produits par la nature ?
Le bruissement du monde correspond à l’expérience que nous pouvons faire du silence par l’ouïe. Nous avons tort, alors, de l’appeler ? silence », car le silence absolu – si nous entendons par là l’absence totale de vibrations – n’existe pas à l’échelle humaine. Lorsque nous quittons la ville pour la campagne, nous entendons toujours quelque chose : le chant des oiseaux, le vent dans les branches, la pluie qui tombe, voire nos propres pas ! Même John Cage, qui a voulu expérimenter le silence absolu dans une chambre anéchoïque, disait qu’il y avait perçu deux sons : l’un aigu – son système nerveux – et l’autre grave – son cœur. Le silence à l’échelle humaine n’existe donc pas. Et pourtant, si nous marchons sans parler, à la montagne, nous nous surprenons à dire : ? Ah, quel silence? » Il y a en revanche un autre silence, que je tiens pour le ? vrai silence », dont nous faisons l’expérience lorsque nous nous disposons à l’écoute par le cœur. Ce silence, intérieur, peut être appelé spirituel, lorsqu’il inspire la prière qui naît dans le cœur du fidèle et il représente alors le dénominateur commun entre toutes les religions ; il nourrit également la création artistique, puisqu’il est la condition qui permet à l’artiste d’extérioriser – c’est-à-dire d’exprimer – son monde intérieur et il stimule aussi la rêverie, cet état de vacance de la raison qui amène l’esprit à voyager vers son Vaste Dedans.
Si le silence est rare et parfois mal vécu dans la société contemporaine, qu’appréciez-vous donc en lui ?
La société contemporaine met en évidence notre peur du silence. Le pire des ennuis qui peut nous arriver aujourd’hui – si nous sommes, comme on dit, branchés – est une coupure électrique associée à une batterie déchargée. Être connecté au reste du monde nous rassure, comme la compagnie d’un poste de radio ou d’un téléviseur allumé rassure une personne âgée – et pas que ! – dans la solitude de sa maison. Il y en a qui, par exemple, s’endorment bercés par les voix venant de la télé et ne pourraient pas s’endormir dans le silence. De nos jours, ce qui dérange n’est pas le bruit, mais le silence. Alain Corbin a raison de dire que l’approche que nous avons du silence change en fonction de notre culture. En Asie, par exemple, à l’intérieur des familles nombreuses, on peut encore manger en silence sans que personne ne perçoive ce vide de communication comme gênant. Chez nous, en revanche, le silence au sein d’un groupe, lors d’une soirée, est inacceptable, à tel point qu’on s’empresse de le combler par des futilités ou en disant : ? Un ange passe? » Ce que je cherche, dans le silence, est un retour à l’essentiel, à une communication par les gestes et par le cœur, comme dans les familles asiatiques que j’ai connues.
Vous partez, souvent seule, en quête du silence. Vos voyages s’achèvent-ils lorsque c’est finalement le bruit qui vous manque ?
Oui, je pars le plus souvent seule en balade. Mais la solitude a deux visages : il y a celle qui ronge l’âme et la fait ressembler à une maison abandonnée, hantée par la mort et par les ronces des remords – c’est un enfermement ; et il y a la solitude choisie, vécue comme une valeur chargée de sagesse et une quête d’harmonie avec le monde, vécue comme une élévation ou un instrument de contemplation de la nature. Dans ce cas, elle n’est pas source de tristesse ou d’angoisse, ainsi que peut l’être la solitude dans une chambre d’hôpital ou en ville, mais c’est une expérience stimulante, qui nous permet de nous ressourcer et de faire corps avec les autres et avec le monde. Ce n’est donc pas l’absence de bruit que je recherche, mais une disposition à entrer en harmonie avec tout ce qui existe. J’utilise ainsi une formule qui semble résumer cette idée d’union avec les différentes manifestations du réel par rapport et grâce au silence : Sileo ergo sum. Je fais silence, je demeure en silence (d’après le sens du verbe latin sileo), et cela me rend semblable à tout ce qui existe, l’animé comme l’inanimé.
Certaines œuvres, certaines circonstances vous parviennent-elles à exprimer le silence ou considérez-vous que le meilleur moyen d’en comprendre la teneur est de le vivre soi-même ?
Cette attitude d’écoute et d’attention au monde ne doit pas avoir pour finalité une quête esthétique, qui risquerait d’épurer la nature, de l’associer à un idéal. Au contraire, c’est par la contemplation que nous pouvons entrer en contact avec les énergies du vivant. Je trouve que cette attitude, dont chacun de nous peut faire l’expérience, est très proche des démarches choisies par les mystiques ou, plus généralement, dans les traditions spirituelles, tant occidentales qu’orientales. Je parle de la méditation. Le yoga ou le bouddhisme en Asie, comme l’ascétisme des Pères du désert en Occident, prônent le retour à l’essentialité comme une forme de détachement des biens terrestres, pour se rapprocher de Dieu. Quoique je la connaisse peu, j’ai fait une courte expérience – naïve, je dirais – de la méditation en Asie, tandis que mes lectures en tant que médiéviste m’ont amenée à connaître les expériences de saint Antoine du désert ou de saint Jérôme.
Dans mon livret, je relate une visite après une balade en montagne à la Grande Chartreuse, en Isère. Ce monastère est fermé au public qui voudrait tenter de comprendre comment vivent ces hommes, loin du monde. Mais le silence palpable y dit le calme du lieu, notamment si l’on y parvient en hiver, par temps de neige. Lorsque je me suis promenée aux abords du monastère, c’était justement le cas : la fumée qui sortait des cheminées, une robe blanche qui ondoyait derrière les pas d’un frère qui rentrait, disaient que le temps ne s’écoute pas et qu’il ne s’écoule pas au rythme de l’homme, mais à celui de Dieu. Les chartreux vivent en effet dans l’isolement presque complet de leurs cellules et ne s’octroient une promenade et quelques échanges entre frères qu’une fois par mois hors du monastère, alors qu’à l’intérieur ils suivent scrupuleusement la règle cartusienne du silence.
Je me souviens que le jour de ma visite, en revenant vers la voiture, un peu déçue de n’avoir rencontré âme qui vive, j’ai croisé le regard d’un chat, blanc lui aussi, comme le paysage et la bure des chartreux. Il ne m’a pas évitée, comme l’aurait fait, en suivant la règle, un moine, mais il a suspendu son errance et m’a regardée, comme pour chercher à percer mes pensées et mes choix : ? Quel est le sens de nos choix ? » semblait-il me demander Puis il a été englouti par le brouillard, par le froid et par le silence.
Voici la force inouïe du silence : nous questionner, nous mettre face à nous mêmes, comme face à l’ancien oracle : ? Connais-toi toi-même. »