Interviews
Au village de Boubonitsy sur le plateau du Valdaï, chez Valentin Pajetnov, l’auteur de L’ours est mon maître – district de Toropets, oblast de Tver (Russie)
Année 2015
© Olga Gauthier
Yves Gauthier – La nature russe a donné naissance à un écrivain
propos recueillis par Émeric Fisset
Archives des interviews
Pourquoi avoir décidé d’entreprendre la traduction d’un ouvrage aussi atypique au plan littéraire ?
C’est un livre important, et une expérience littéraire tout à fait unique. La Russie est un pays de nature, où la part du monde sauvage, du point de vue géographique, spatial, mental, culturel et historique, occupe une place considérable. Or, cette partie-là de la parole russe est méconnue. Quand j’ai découvert le premier livre de Valentin Pajetnov, je me suis trouvé devant un auteur complètement atypique, un homme des bois qui ne rêvait que de vie sauvage. Très jeune, il est allé à la découverte de la nature, son projet c’était l’isolement : plus il y avait de jours de marche entre lui et les hommes, plus il était heureux. Et il nous en a rapporté une évocation de la nature extraordinairement riche. La chose est nouvelle, car dans la tradition de ce qu’on appelle le nature writing, ordinairement, c’est l’écrivain qui va vers la nature pour nous la raconter, la décrire ; or là, c’est le contraire : on a un enfant sauvage qui va dans les bois et qui en ressort écrivain. La nature a fait de lui un homme de plume. Et il écrit comme un dieu. Même s’il ne lui viendrait jamais à l’idée de se dire écrivain.
Qu’y a-t-il remarquable dans ses textes ?
Ce qui fait de ce récit un chef-d’œuvre, c’est que l’auteur s’est posé en grand observateur amoureux de la nature à un degré de proximité, d’affinité jamais égalé. Quand il évoque le monde animal, on a une sensation d’inversement de focale ; ce n’est pas lui qui nous parle de la nature, mais la nature qui nous parle. Une espèce d’échange. Remarquable aussi : la densité des choses vécues, comme dans ces romans d’aventure où la mort guette à chaque page. Pour survivre, que l’on soit homme ou bête, on ne peut compter que sur les forces de l’intelligence, en ? négociant » avec l’adversité. Remarquable encore : son humanité, car on y voit vivre des hommes et des femmes qui font corps avec la Russie des forêts. Remarquable enfin : la richesse de son écriture, le culte du mot bien choisi, la saveur du récit. Et surtout : l’authenticité. Aucun divorce entre le dit et le vécu. Il n’existe pas de plus court chemin de la nature à l’écriture.
À quelle source l’auteur puise-t-il pour être aussi convaincant ?
C’est la connaissance intime qu’il a du monde sauvage. Au-delà de l’amour pour ce monde, il y a une connaissance forgée par une observation personnelle et par toute une vie d’études. Après avoir passé huit ans dans la taïga comme trappeur, Valentin a vécu une crise de conscience. C’est un repenti de la chasse. Il a raccroché son fusil et s’est mis aux études. Et cet enfant sauvage, qui a fait son école d’une manière buissonnière, a sublimé sa connaissance de la nature par des études supérieures en devenant docteur ès sciences biologiques, en choisissant l’ours comme objet d’étude. Il a développé un programme inédit de cohabitation avec les ours bruns. En se substituant à la mère ourse auprès d’oursons-orphelins, il a constaté que la seule chance de survie d’un ours, c’était de lui apprendre la peur de l’homme. Les oursons-orphelins, c’est un phénomène social en Russie. On donne les oursons soit au cirque, soit au zoo, mais dès lors qu’ils sont recueillis par les hommes et qu’ils reçoivent la nourriture de la main des hommes, cela crée un rapport de dépendance alimentaire qui rend impossible tout retour ultérieur à la vie sauvage. Pajetnov a cassé ce rapport de dépendance. Il apprend aux ours à vivre en ours. Pendant quinze mille ans l’homme a appris à apprivoiser, à domestiquer. Maintenant, Pajetnov ? désapprivoise », ? dédomestique ». Personne ne l’a fait avant lui.
Par quel heureux hasard avez-vous rencontré cet écrivain ?
Je suis un enfant de la ville, de la triste banlieue parisienne. Les rêves de nature étaient pour moi le meilleur moyen de ? se détrister ». C’est ainsi que je suis devenu le traducteur d’un grand reporter russe, Vassili Peskov, qui était considéré comme l’écrivain de l’environnement, de la nature et du monde animal. J’ai traduit un livre de lui, l’histoire d’une famille de vieux-croyants qui vivaient en ermites dans la taïga sibérienne. Grâce à cette histoire, on est devenus très proches. Un jour de mai 1997 il m’a amené chez Valentin Pajetnov, dans le hameau de Boubonitsy, aux sources de la Volga, sur le plateau du Valdaï. Il y a trois ans, ledit Valentin m’a envoyé un nouveau livre de lui – Ma vie dans la forêt et chez moi, presque le même titre que Henry D. Thoreau, Walden or Life in the Woods. Je l’ai ouvert par sympathie, puis, très vite, j’ai été subjugué. Il commence comme une autobiographie, mais bientôt se développe en dialogue avec la nature. Et on a une seule envie : que ce livre ne se termine jamais. Je me suis dit : je vais le traduire et cette traduction sera la grande affaire de ma vie de traducteur, après ça je peux mourir ! Je le pense sincèrement.
Qu’est-ce donc ce qui vous a impressionné ainsi ?
Ce livre touche à des vérités profondes sur nos origines, notre place sur terre, notre humanité. Il a une dimension philosophique. Éducative aussi : leçon de modestie, de courage, d’intelligence. En même temps, il est très concret. On y trouve une sorte d’initiation à la vieille civilisation sibérienne. L’auteur a trouvé en Sibérie, sur l’Ienisseï, les représentants de ces vieux Sibériens de souche qui étaient des descendants directs des conquérants cosaques de la Sibérie. On est initié à cette vieille culture, ancestrale, un peu mystique, un peu animiste. C’est du Jack London, mais avec un cachet de vérité. Il ne ment jamais. Pajetnov a aussi un grand respect des mots. Ce parler paysan, ce parler rural, local, les mots spécifiques des Sibériens. Une admiration pour le parler populaire. Puis il a cette capacité de nous transporter dans la nature par la parole. Le lecteur, sous sa plume, est de tous les voyages.
C’est un livre important, et une expérience littéraire tout à fait unique. La Russie est un pays de nature, où la part du monde sauvage, du point de vue géographique, spatial, mental, culturel et historique, occupe une place considérable. Or, cette partie-là de la parole russe est méconnue. Quand j’ai découvert le premier livre de Valentin Pajetnov, je me suis trouvé devant un auteur complètement atypique, un homme des bois qui ne rêvait que de vie sauvage. Très jeune, il est allé à la découverte de la nature, son projet c’était l’isolement : plus il y avait de jours de marche entre lui et les hommes, plus il était heureux. Et il nous en a rapporté une évocation de la nature extraordinairement riche. La chose est nouvelle, car dans la tradition de ce qu’on appelle le nature writing, ordinairement, c’est l’écrivain qui va vers la nature pour nous la raconter, la décrire ; or là, c’est le contraire : on a un enfant sauvage qui va dans les bois et qui en ressort écrivain. La nature a fait de lui un homme de plume. Et il écrit comme un dieu. Même s’il ne lui viendrait jamais à l’idée de se dire écrivain.
Qu’y a-t-il remarquable dans ses textes ?
Ce qui fait de ce récit un chef-d’œuvre, c’est que l’auteur s’est posé en grand observateur amoureux de la nature à un degré de proximité, d’affinité jamais égalé. Quand il évoque le monde animal, on a une sensation d’inversement de focale ; ce n’est pas lui qui nous parle de la nature, mais la nature qui nous parle. Une espèce d’échange. Remarquable aussi : la densité des choses vécues, comme dans ces romans d’aventure où la mort guette à chaque page. Pour survivre, que l’on soit homme ou bête, on ne peut compter que sur les forces de l’intelligence, en ? négociant » avec l’adversité. Remarquable encore : son humanité, car on y voit vivre des hommes et des femmes qui font corps avec la Russie des forêts. Remarquable enfin : la richesse de son écriture, le culte du mot bien choisi, la saveur du récit. Et surtout : l’authenticité. Aucun divorce entre le dit et le vécu. Il n’existe pas de plus court chemin de la nature à l’écriture.
À quelle source l’auteur puise-t-il pour être aussi convaincant ?
C’est la connaissance intime qu’il a du monde sauvage. Au-delà de l’amour pour ce monde, il y a une connaissance forgée par une observation personnelle et par toute une vie d’études. Après avoir passé huit ans dans la taïga comme trappeur, Valentin a vécu une crise de conscience. C’est un repenti de la chasse. Il a raccroché son fusil et s’est mis aux études. Et cet enfant sauvage, qui a fait son école d’une manière buissonnière, a sublimé sa connaissance de la nature par des études supérieures en devenant docteur ès sciences biologiques, en choisissant l’ours comme objet d’étude. Il a développé un programme inédit de cohabitation avec les ours bruns. En se substituant à la mère ourse auprès d’oursons-orphelins, il a constaté que la seule chance de survie d’un ours, c’était de lui apprendre la peur de l’homme. Les oursons-orphelins, c’est un phénomène social en Russie. On donne les oursons soit au cirque, soit au zoo, mais dès lors qu’ils sont recueillis par les hommes et qu’ils reçoivent la nourriture de la main des hommes, cela crée un rapport de dépendance alimentaire qui rend impossible tout retour ultérieur à la vie sauvage. Pajetnov a cassé ce rapport de dépendance. Il apprend aux ours à vivre en ours. Pendant quinze mille ans l’homme a appris à apprivoiser, à domestiquer. Maintenant, Pajetnov ? désapprivoise », ? dédomestique ». Personne ne l’a fait avant lui.
Par quel heureux hasard avez-vous rencontré cet écrivain ?
Je suis un enfant de la ville, de la triste banlieue parisienne. Les rêves de nature étaient pour moi le meilleur moyen de ? se détrister ». C’est ainsi que je suis devenu le traducteur d’un grand reporter russe, Vassili Peskov, qui était considéré comme l’écrivain de l’environnement, de la nature et du monde animal. J’ai traduit un livre de lui, l’histoire d’une famille de vieux-croyants qui vivaient en ermites dans la taïga sibérienne. Grâce à cette histoire, on est devenus très proches. Un jour de mai 1997 il m’a amené chez Valentin Pajetnov, dans le hameau de Boubonitsy, aux sources de la Volga, sur le plateau du Valdaï. Il y a trois ans, ledit Valentin m’a envoyé un nouveau livre de lui – Ma vie dans la forêt et chez moi, presque le même titre que Henry D. Thoreau, Walden or Life in the Woods. Je l’ai ouvert par sympathie, puis, très vite, j’ai été subjugué. Il commence comme une autobiographie, mais bientôt se développe en dialogue avec la nature. Et on a une seule envie : que ce livre ne se termine jamais. Je me suis dit : je vais le traduire et cette traduction sera la grande affaire de ma vie de traducteur, après ça je peux mourir ! Je le pense sincèrement.
Qu’est-ce donc ce qui vous a impressionné ainsi ?
Ce livre touche à des vérités profondes sur nos origines, notre place sur terre, notre humanité. Il a une dimension philosophique. Éducative aussi : leçon de modestie, de courage, d’intelligence. En même temps, il est très concret. On y trouve une sorte d’initiation à la vieille civilisation sibérienne. L’auteur a trouvé en Sibérie, sur l’Ienisseï, les représentants de ces vieux Sibériens de souche qui étaient des descendants directs des conquérants cosaques de la Sibérie. On est initié à cette vieille culture, ancestrale, un peu mystique, un peu animiste. C’est du Jack London, mais avec un cachet de vérité. Il ne ment jamais. Pajetnov a aussi un grand respect des mots. Ce parler paysan, ce parler rural, local, les mots spécifiques des Sibériens. Une admiration pour le parler populaire. Puis il a cette capacité de nous transporter dans la nature par la parole. Le lecteur, sous sa plume, est de tous les voyages.