Interviews


Vue sur le quartier Crater d’Aden, depuis le Jebel Shamsan (Yémen)
Année 2008
© Laurent Barroo

Sébastien Deledicque – Mon Arabie heureuse
propos recueillis par Marc Alaux

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Quel est votre lien avec le Yémen ?
C’est assez simple : il s’agit un pays dans lequel j’ai pu évoluer sereinement et naturellement. Dès les tout premiers instants, je m’y suis senti bien. Certes, les paysages et l’architecture sont fascinants, mais c’est surtout le territoire – la terre des Yéménites – auquel je me sens intimement lié. Au contact du peuple, puisque j’y suis arrivé sans contrat de travail, j’ai pris rapidement conscience que certains aspects de mon caractère jugés négativement en France étaient salués là-bas et facilitaient mon intégration. Mon caractère impulsif par exemple, ainsi qu’une capacité à rester silencieux durant des heures au milieu d’un groupe – disons un certain goût pour la communication indirecte –, peu de culture hormis les grands classiques, mais de l’instinct et de l’esprit… En un mot, ce caractère souvent perçu comme sauvage, inepte et ridicule dans l’Occident moderne citadin m’a vite valu d’être reconnu comme raisonnable, sensé et respectable sur le territoire yéménite… Mon lien à ce pays tient également à mon attachement à la langue arabe, qui est en elle-même un trésor. M’étant immiscé dans des régions et à des moments où il n’y avait pas ou plus d’étrangers (à Shabwa de 2006 à 2010 puis à Aden), l’expression et la lecture en arabe me sont devenues naturelles : du fait de mes longs échanges avec « les gens du Dâd » (lettre spécifique que seul peut prononcer celui pour qui l’arabe est la langue maternelle) du Mahd (« le berceau » en arabe, terme qui désigne le Yémen) s’est affirmée la certitude de m’être lié à un univers particulier, fait pour moi. Oui, tout autant que son « berceau » – l’Arabie heureuse –, la langue arabe est élégante et douce, modeste… mais aussi fière, forte et cinglante ! Comment ne pas l’aimer ?

Votre plus belle rencontre dans ce pays ?
Elles sont innombrables ! Je ne peux en extraire une. Sans doute sont-ce certaines d’entre elles que j’évoque dans les nouvelles du recueil, comme un hommage aux belles âmes croisées. Chaque rencontre ayant été intense, qu’elle n’ait duré que le temps d’un regard ou se soit prolongée des années durant : un cheikh ou un homme de tribu prêt à donner sa vie pour son honneur est fascinant, un pêcheur qui s’éloigne des côtes pour plusieurs jours sans le moindre gilet de survie ni la moindre prévision météorologique de même, un enfant des rues au regard d’homme fort idem. Hormis les Yéménites, je peux nommer plusieurs amis occidentaux : Charles Debras, Marc Depin, Patrice Chevalier, qui ont de même résidé de longues années au Yémen ou s’y trouvent toujours… Des amis auprès desquels, tout comme avec les belles rencontres yéménites, à vrai dire, les identités définies entre Yéménites, Français ou Belges, Orientaux et Occidentaux sont des plus floue… et peu importantes. Et puis, je reconnais bien volontiers que la rencontre avec la baie d’Aden demeure un coup de cœur… Déjà du côté des terres, ce port est un site formidable : une ville bâtie au bout d’une péninsule, sur les pentes et au fond même du cratère d’un volcan ! Mais surtout, ses eaux calmes car bien protégées par des falaises rocheuses sont idéales. Un vrai havre.

Que ressentez-vous lorsque la guerre civile éclate et que la fuite s’impose ?
J’ai ma petite réputation dans les territoires tribaux de Shabwa pour avoir été retrouvé couché sous un 4x4 au terme d’un accrochage entre villageois et militaires… J’avais eu beau essayer d’expliquer à ces derniers durant le repas pris en commun que je ne faisais alors que chercher mes clés, aucun ne m’avait cru ! Je n’ai pas fui le Yémen. Alors, d’accord, je ne cherche pas mes clés en France en ce moment, mais j’y ai des choses à faire. Le sens de l’événement est plus important que l’événement lui-même ; et je crois que la littérature est un puissant moyen de parvenir à ce sens. Je dois dire aussi que la violence psychique, perfide et hypocrite du quotidien des sociétés modernes développées m’est beaucoup plus insupportable que la violence physique, saine car frontale, des sociétés traditionnelles. Pour répondre plus précisément à la question, alors que je monte dans l’avion qui doit me faire quitter le Yémen en avril 2015, un obus éclate à 500 mètres de la piste ; mais j’ai le sourire aux lèvres : je ressens une évidence. Fa-l-yekûn ! Soit ! Les Yéménites ont leurs efforts à fournir, et moi les miens. Et nous nous retrouverons. Une grande leçon du golfe d’Aden : il faut prêter attention aux courants – ces puissantes forces invisibles – puis les suivre avec confiance, car ce sont de fantastiques alliés ! Mais gare à celui qui veut lutter contre…

Vos nouvelles illustrent les évolutions que connaît le Yémen. Quel équilibre le pays peut-il établir entre ses valeurs et une marche en avant qui semble inexorable ?
J’ai découvert que les sociétés traditionnelles sont des championnes de volonté et de négation de la fatalité (Le mois de ramadan est l’exercice le plus contraire à la fatalité qu’il m’ait été donné de vivre !). La marche en avant – vers le progrès et des vérités nouvelles – n’est irrémédiable que pour une minorité de citadins, et je crois son efficacité grossie par les médias ; même en Occident, elle fait long feu. La fidélité envers le passé est bien plus consistante : 70 % des Yéménites sont ruraux. Et la plupart des citadins continuent de prolonger l’héritage d’ancêtres qu’ils glorifient, et auxquels ils renouvellent chaque jour leur confiance ; pour leur bonheur – outre l’intégrité physique de la planète qui nous héberge. Et puis, les tonnes de bombes made in « sociétés modernes et développées » qui pleuvent sur le pays depuis des mois ne risquent pas de convaincre le peuple de manger sur une chaise avec une fourchette, d’enserrer ses jambes dans des pantalons ou de se nouer des cravates autour du cou, ni surtout de délaisser qat, poésie, sagesse, honneur et volupté pour… les puériles chimères de la modernité consumériste ! En un mot, je crois que le Yémen est un de ces pays qui bénéficie d’une identité forte, et donc tranquille. On voit parfois des gens comme cela : des individus qui savent clairement d’où ils viennent, ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent. Ils peuvent se tromper, par excès de confiance, de générosité ou d’optimisme, mais il n’est en revanche guère possible de les tromper longtemps. De toute évidence l’esprit moderne n’aime pas l’esprit traditionnel… alors pourquoi l’esprit traditionnel accepterait-il d’être bousculé par l’esprit moderne ? Parce qu’il serait moins puissant ? Certes pas ! Pour moi, celui des deux mondes qui a pour lui la fidélité à des principes supérieurs, la beauté, le goût de la vérité et le souci du bien – celui qui cherche à libérer en fait (des peurs, des angoisses, des doutes…) – sortira vainqueur et pourra s’épanouir. Tandis que celui qui pollue, ment et utilise, cherche à effrayer ou à soumettre – à enfermer en fait – sera défait.

Y a-t-il un auteur yéménite que vous conseilleriez ?
J’ai une anecdote sur un romancier yéménite contemporain traduit en français, et dont la plupart des titres sont disponibles dans nos librairies : Alî al-Muqri. Un jour de 2011 où je comptais passer un après-midi à qater en lisant, après avoir fait provision de feuilles dans un marché de Sana’a, j’ai demandé au chauffeur de taxi de me laisser passer dans une librairie. J’étais remonté à ses côtés avec un roman en arabe de cet auteur, Horma (Femme interdite pour la traduction française). Lorsque je lui ai montré la couverture, le chauffeur – un bon Yéménite débraillé et rustique au possible, grosse boule de qat dans la joue et jambia au ceinturon – m’a adressé un hochement de tête et une moue aussi convaincus qu’approbateurs ! Je vous dirais donc : Alî al-Muqri, Femme interdite. Choix validé par un qabîlî (homme de tribu) de Sana’a. Aussi, dans les « chroniques yéménites » publiées en ligne par le Centre français d’archéologie et de sciences sociales, se trouvent nombre de traductions, notamment des poétesses yéménites. Lectures savoureuses. Et je conseillerais enfin pour qui souhaite approfondir la question de la pratique du qat – et accéder à son sens profond – les articles de l’ethnomusicologue Jean Lambert.
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