Interviews


Jaipur – Rajasthan (Inde)
Année 2014
© Sourav Mondal

Tanneguy Gaullier – L’immense fleuve des pèlerins
propos recueillis par Élise Le Fourn

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Comment définiriez-vous le pèlerinage et que représente-t-il pour vous ?
Si la définition classique du pèlerinage me convient – se rendre à pied jusqu’à un lieu saint dans un but spirituel –, cette démarche ne nécessite pas pour moi de choisir une destination liée à mes croyances. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est qu’une tradition incite des fidèles à se rendre quelque part, qu’ils soient chrétiens, musulmans, bouddhistes ou hindous. L’important est le symbole, la forme que prend le rapport à Dieu, l’énergie qu’on y perçoit. En effet, j’ai pu constater que les lieux de pèlerinage procurent de la vitalité. Bien que ce soit le caractère religieux de la destination qui donne à la marche le nom de pèlerinage, il me semble que c’est plutôt l’esprit avec lequel il chemine qui fait le pèlerin : désir de simplification, de générosité, d’harmonie avec la nature, de prière… Comme chacun le sait, le chemin est plus important que le but, même si la réussite du projet réside dans la force de l’idée qui anime le marcheur. Ultimement, c’est la quête de notre origine qui constitue pour moi le vrai pèlerinage. Cette poursuite peut prendre plusieurs formes, comme une marche au long cours.

Ce pèlerinage parsemé de rencontres, notamment des ascètes, vous a-t-il fait réviser votre mode de vie ?
Ces rencontres m’ont fait grandir spirituellement. J’ai aimé l’intérêt que l’Inde porte à ceux qui expérimentent le dénuement pour faire grandir le grain de sénevé de la parabole évangélique. Mon retour en France a été marqué par une meilleure pratique religieuse, davantage de temps accordé au silence, à l’oraison, à la méditation. Pourtant, il m’est toujours difficile d’arriver à restreindre mes besoins, d’éviter la dispersion, de ne pas céder au stress de la vie citadine, au désir de la consommation perçue comme une récompense ou du divertissement comme une échappatoire à soi-même. Il faut croire qu’il n’y a qu’en voyage, ou à la campagne, que j’arrive à vivre le détachement qui m’est salutaire. C’est pourquoi, peu à peu, l’idée d’une période d’érémitisme grandit en moi. Mon but serait de vivre dans la nature, au calme, sans sollicitation, pour mieux comprendre comment fonctionne mon esprit, pour chercher à remonter aux causes des passions qui me dominent, tenter de construire une vision positive de mes expériences douloureuses et faire naître spontanément la joie. Je commencerai modestement. Juste pour voir…

Quelle a été pour vous la plus belle rencontre, la plus émouvante, la plus inoubliable ?
Cette question est aussi difficile que si vous me demandiez si je préfère les hauts plateaux de l’Aubrac, les gorges de l’Ardèche, les volcans d’Auvergne ou la côte Sauvage bretonne. Je ne peux y répondre qu’en mettant de côté les rencontres intellectuelles car il me serait impossible de choisir entre les échanges avec certains brahmanes, sâdhus, moines de Ramakrishna ou Occidentaux habitant en Inde. Cela m’est plus facile si je considère seulement mes hôtes d’un soir ou les rencontres au bord de la route. Mais là encore, j’hésite ! Pourtant la reconnaissance m’incite à privilégier ceux qui m’ont accueilli. À y bien réfléchir, il me faut être injuste, pour choisir l’accueil extraordinaire que je reçus à Debipur, près du Bangladesh. La place du marché se vida pour venir voir l’étranger qui entrait dans le village, cent cinquante personnes me suivirent dans la cour intérieure de la maison de mon hôte et des dizaines de villageois défilèrent dans ma chambre pour me rencontrer. Ce fut aussi cocasse qu’inoubliable. Comme beaucoup d’autres, la famille Mandal fut adorable.

Êtes-vous parvenu à répondre à l’une de vos interrogations, à savoir « comment la déification du fleuve va de pair avec le développement industriel » de la région du Gange ?
Votre question me fait penser à l’adage bouddhiste : « Entre les deux voies qui se présentent à toi, choisis la troisième. » Lors d’une enquête, il n’est rien de plus intéressant que de constater qu’aucune des hypothèses de départ ne correspond à la réalité. Ces deux aspects cohabitent-ils ou non ? Eh bien, je dirais que, d’un point de vue occidental, cela dépend des endroits, mais que, pour un hindou, il est difficile de confronter une vérité éternelle à la relativité du monde. L’Inde est pleine de paradoxes, et c’est en partie pour cela que je la trouve passionnante. Un des éléments les plus stimulants de la pensée indienne est son « inclusivisme », le fait qu’elle allie des conceptions qui nous paraissent antagonistes. Pour des croyants, le Gange peut être à la fois sale et pur car ces approches ne correspondent pas au même niveau de réalité. Le fleuve est certes un chemin vers l’au-delà, une représentation de la divinité, un symbole effectif d’une entité spirituelle mais, en tant que Mère Divine au service des hommes, il est aussi un outil, une ressource, un expédient. Les barrages hydrauliques et les cultes rendus à l’eau ne sont pas considérés sur le même plan. Et puis les hindous possèdent une trop grande confiance dans l’éternel renouvellement des choses. Il n’y a guère non plus d’éducation au respect de l’environnement, même si des actions pour la sauvegarde du Gange sont en cours.

Parlez-nous d’un ouvrage qui aborde le pèlerinage !
En voyage, mon but premier étant de découvrir un peuple et une culture, mes références littéraires sont davantage liées au pays que je traverse qu’au pèlerinage. Je n’ai donc pas de « livre de chevet » sur le sujet, même si je pense spontanément aux Récits d’un pèlerin russe, l’histoire d’un mendiant qui parcourt la Russie en récitant la philocalie, l’incessante prière du cœur. Néanmoins, il se trouve que j’ai récemment acquis l’ouvrage de deux grands pérégrins, Mathilde et Édouard Cortès, et que leur Bibliothèque du pèlerin présente une cinquantaine de textes de marcheurs tels que Luc Adrian, Olivier Lemire, Bernard Ollivier ou Charles Péguy. En l’ouvrant, je tombe sur la dédicace qu’Édouard Cortès m’a écrite. Je la partage avec vous car elle évoque le bonheur d’aller à pied sur les routes du globe : « Dans la joie de marcher ensemble sur les chemins du monde… vers l’unique Source ». Ainsi, une nouvelle fois, grâce à vous qui m’interviewez, je ressens l’enthousiasme que me procure le souvenir des marches au long cours et je crie à nouveau : Ultreïa ! – « Toujours plus loin ! ».
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