Interviews


Triacastela – province de Lugo (Espagne)
Année 2013
© Edwina Tyler

Antoine Bertrandy – Le vaste fleuve des pèlerins
propos recueillis par Hélène Leboucher

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Que peut-on attendre d’un pèlerinage à Compostelle ?
À coup sûr, des ampoules aux pieds, probablement des tendinites et, pour les plus délicats, quelques insomnies. Évidemment, même s’ils s’en défendent parfois, les pèlerins vont vers Dieu, vers l’Apôtre, aussi peuvent-ils espérer autre chose. C’est d’ailleurs ce qu’ils ont en commun : une fêlure, une quête de sens, et une aspiration au renouveau. S’ils avancent comme des éclopés les premiers jours de marche, ils sont légers et alertes lorsqu’ils arrivent au terme de leur voyage. Ils sont devenus des hommes neufs et riches d’une joie nouvelle, ayant franchi en eux une barrière. Mais il ne faut pas trop idéaliser cette aventure, sous peine d’être déçu : si vous êtes cul-de-jatte, il est peu probable que, malgré le sentiment de renouveau que vous viendrez à éprouver, vous puissiez devenir champion d’athlétisme à votre retour.

À partir de votre expérience, comment définiriez-vous le pèlerin contemporain ?
Mis à part les nombreux Coréens qu’on rencontre souvent à plat ventre sur les dalles froides des églises, le pèlerin-type revendique très peu sa foi. C’est un individu content d’avoir trouvé un moyen d’occuper sa retraite. Il n’oublie jamais de se brosser les dents, ne peut refuser un verre de vin et compte sans cesse les kilomètres parcourus. C’est quelqu’un d’attachant qui se plaint au début, qui se demande pourquoi il est là à mi-parcours, et qui est tout à sa joie en atteignant Compostelle. Alors il rentre chez lui ravi. Malheureusement, il se rend rapidement compte qu’il assomme son entourage avec ses histoires d’ampoules et de chapelles, et se met très vite à songer à un prochain départ vers Saint-Jacques parce qu’il sait qu’il a vécu une expérience incroyable.

Quelle attitude recommanderiez-vous d’adopter au futur pèlerin ?
Si je devais donner un seul conseil, je dirais qu’il ne faut surtout pas écouter les conseils. Si l’on est mal préparé, le chemin nous le fera rapidement comprendre et alors on devra trouver en soi les ressources pour s’adapter. Si on ne les trouve pas, on renoncera à aller plus loin, ce qui est, en soi, une bonne leçon qu’on s’inflige. Lorsque l’on est trop sensible aux conseils de prudence, on reste cadenassé dans sa propre peur et on s’interdit d’éprouver le caractère libératoire du Camino. Il n’y a aucune raison d’avoir peur tout simplement parce qu’il n’y a, pour ainsi dire, aucun danger. En cas de défaillance physique, on peut s’arrêter dans une auberge tous les 5 ou 10 kilomètres et, si l’on a peur de marcher seul, on trouvera dans l’importante affluence un remède à l’isolement.

Quels sont les valeurs et l’imaginaire que véhicule le pèlerinage ?
Le pèlerinage vers Compostelle fait penser à l’époque médiévale où l’on s’en allait vers l’Espagne chaussé de sabots tels des croisés guerroyant aux côtés des rois d’Espagne pour bouter dehors les Sarrazins. Le pèlerin était ce gueux misérable venu donner sa vie à Dieu et à saint Jacques, et qui risquait plus de rencontrer des loups que des touristes en Nike recouverts de crème solaire. Évidemment, la plupart des jacquets ont troqué la besace et le bourdon pour un sac à dos et des bâtons de marche réglables. Désormais, les prédateurs ne sont que des punaises de lit : si le pèlerin est attaqué, un passage en pharmacie suffit. Pourtant, on rencontre encore des types grimés en templier ou en robe de bure clownesque : ceux-là sont les plus sévèrement atteints, mais ils sont parfaits pour les photos-souvenirs.

Certaines lectures vous ont-elles inspiré dans l’écriture de votre récit ?
Il y a d’abord des lectures qui m’ont donné l’envie de voyager. Je suis à peu près de la même génération que les Sylvain Tesson, Priscilla Telmon, Sonia et Alexandre Poussin, Mathilde et Édouard Cortès. Je me suis longtemps demandé où tous ces gens trouvaient le courage d’arpenter le monde à la recherche de l’aventure. Mon départ vers Compostelle a été une façon très imparfaite de marcher dans le lointain sillage de ces voyageurs. Les récits contemporains des périples vers Saint-Jacques m’ont également amené à choisir ce pèlerinage plutôt qu’une traversée laïque, comme celle de Jean-Christophe Rufin. Ma pérégrination m’a donné l’envie d’écrire pour garder une trace vivante de ce moment, pour remercier les personnes que j’ai eu la chance de croiser et pour faire comprendre à ma femme et mes filles pourquoi j’étais parti.
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