Interviews


Falaise des Herbez, en Ubaye – Alpes-de-Haute-Provence (France)
Année 2012
© Olivier Nobili

Alexis Loireau – À portée de mains
propos recueillis par Émeric Fisset

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Comment expliquez-vous votre passion pour l’escalade ? Un héritage familial ?
Mes parents se sont rencontrés grâce à un ami commun, en grimpant en forêt de Fontainebleau au milieu des années 1960. Depuis, ils n’ont jamais cessé de pratiquer leur activité favorite, le dimanche sur les blocs bellifontains et pendant les vacances dans le sud de la France ou les Alpes. Soumis à un tel régime intensif dès mon plus jeune âge, j’aurais pu être rapidement dégoûté de l’escalade. Instinctivement, j’ai choisi l’autre voie, celle de la passion. Je ne sais pas si c’est parce que j’ai commencé très tôt, à 3 ou 4 ans à peine, ou si c’est parce que mes caractéristiques physiques me prédisposaient de toute façon à l’escalade, elle est aujourd’hui pour moi une activité aussi naturelle que la marche et me procure un plaisir difficilement descriptible. L’écriture de La Grâce de l’escalade a été l’occasion pour moi de m’interroger sur l’origine et la profondeur des émotions que je ressens en grimpant : la sensualité du contact avec la roche, la volupté d’une gestuelle souple et esthétique et, bien sûr, une certaine fascination pour le vide.

Quelles sont les qualités requises pour pratiquer l’escalade ?
Aucune qualité n’est nécessaire pour le néophyte qui désire s’initier à l’art d’évoluer sur des parois verticales. Il lui faudra juste un peu de volonté pour persévérer, alors que ses premières sensations seront probablement peu encourageantes. La plupart des débutants ont en effet une légitime peur du vide. Mais cette appréhension disparaît avec la pratique, grâce à la prise de confiance dans le matériel – corde, baudrier et mousquetons – qui garantit une totale sécurité.
Nombreux sont ceux qui pensent qu’il faut une excellente condition physique et un mental à toute épreuve pour pouvoir s’adonner aux plaisirs de la grimpe : c’est faux ! Sur un mur artificiel ou une falaise où il existe des voies courtes et bien en deçà de la verticale, même une personne complètement sédentaire peut commencer l’escalade. C’est en grimpant qu’elle va acquérir ces qualités : son corps va s’affiner, s’assouplir et se muscler ; son pouvoir de concentration, même en plein effort, va se développer. Et, à travers le contact presque fusionnel avec la roche, le grimpeur a le privilège de pouvoir entretenir une relation très intime avec la nature.

Sur quelle roche prenez-vous le plus de plaisir à grimper ?
Le plaisir du grimpeur, un peu comme celui du voyageur, réside dans la diversité des destinations possibles. C’est pouvoir, sur chaque nouvelle falaise qu’il visite, découvrir une texture de la roche particulièrement agréable au toucher, des formes inédites qui lui imposeront des mouvements qu’il n’avait jamais réalisés, et tout autour de lui, jouir d’un paysage naturel souvent beau et sauvage, dont il devient après quelques heures d’escalade un acteur plutôt qu’un simple observateur.
Si je devais choisir un support unique à mes escapades verticales, j’opterais pour le calcaire. De par sa composition chimique, il est perméable aux eaux de pluie et d’infiltration qui le modèlent à leur guise et sculptent des formes à la diversité infinie : des trous de toutes les tailles, des colonnettes, des réglettes, des baquets, des cupules, etc. Autant de mots qui font la richesse du jargon du grimpeur pour qualifier ce minéral, en comparaison notamment du granit, dont la nature est plus simple : dure et lisse.
Mon site d’escalade favori est la falaise de Céüse dans les Hautes-Alpes : nulle part ailleurs, je ne ressens avec autant d’intensité la sensation que la beauté de la grimpe n’émane pas des gestes que j’ai choisi d’effectuer, mais directement de la roche calcaire elle-même, sa fluidité, son étrange éloquence.

Tirez-vous une fierté de l’ascension d’une voie ?
Il y a les voies qu’on escalade « à vue », c’est-à-dire sans aucune connaissance préalable des prises à réaliser pour s’élever, et celles qu’on grimpe « après travail », en s’exerçant plusieurs fois pour finalement exécuter comme une chorégraphie la séquence de mouvements optimale qui permettra d’atteindre le sommet de la voie sans tomber.
J’ai d’excellents souvenirs de voies à la limite de mon niveau et pourtant grimpées « à vue » : ce sont des moments d’une intensité extraordinaire, où, grâce à l’expérience, l’intuition dicte au corps les gestes parfaits au centimètre près. La détermination et les muscles bien affûtés font le reste.
Mais pour être vraiment fier de la réalisation d’un objectif, il faut y avoir travaillé longuement. Quand, après plusieurs mois d’entraînement spécifique, passés à la répétition des mêmes mouvements dans le but d’atteindre la perfection, la voie ou le bloc est finalement escaladé avec succès, la joie du grimpeur est d’un autre ordre, celui de l’accomplissement personnel. La métaphore rejoint la réalité : sur son long cheminement intime, le grimpeur s’est élevé d’un degré.

Avez-vous un artiste qui vous a inspiré dans votre pratique de l’escalade ?
Jusqu’aux années 1970, les montagnes les plus difficiles constituaient un support d’épanouissement idéal pour l’orgueil de quelques hommes : lourdement équipés, ils partaient à l’assaut des sommets pour les « vaincre ». Dans les années 1980, un homme a incarné à lui seul la révolution de l’escalade libre : Patrick Edlinger. Vêtu d’un simple short, sans corde ni aucun autre équipement de sécurité, il gravissait avec grâce des parois sans plus se soucier du sommet à atteindre. L’important désormais était la perfection du geste, l’osmose avec la nature. Ce n’est pas un hasard si je décris l’une de ses ascensions en introduction de mon livre : grâce à son élégance travaillée, à son mode de vie fondé sur l’unique plaisir de la grimpe, à la fois hédoniste et ascète, il a donné ses lettres de noblesse à l’escalade. À peine émancipée de l’alpinisme, elle aurait pu se transformer en simple sport ; avec lui, elle est devenue un véritable art de vivre.
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