Interviews


Avec la nonne Lobzang Dholma au monastère de Karsha, Zanskar – Ladakh (Inde)
Année 2010
© Maximilian Essayie

Marianne Chaud – Quand chaque détail devient dramaturgique
propos recueillis par Antoine Dectot de Christen

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Qu’est-ce qui vous a d’abord attirée dans l’Himalaya, et plus particulièrement au Ladakh ?
Je rêvais depuis mon adolescence de parcourir les montagnes de l’Himalaya et d’y rencontrer les populations bouddhistes. Mes racines montagnardes et mon goût pour l’alpinisme contribuaient certainement à cette aspiration vers les plus hauts sommets du monde et à cette curiosité pour les villageois qui vivent de la récolte de leurs terres et de l’élevage de leurs troupeaux. Je pense que j’avais aussi le désir de vivre dans ces lieux imprégnés de philosophie et de spiritualité bouddhistes. À 23 ans, j’ai décidé de me tourner vers l’ethnologie qui semblait la meilleure porte d’accès pour découvrir ces sociétés et m’immerger dans leur culture. Pascale Dollfus, ethnologue chercheur au CNRS, m’avait conseillé la région du Ladakh, dont elle est spécialiste, et c’est sur ses recommandations que je suis partie là-bas pour la première fois en juin 2000.

La découverte du bouddhisme et la fréquentation de populations pratiquantes ont-elles changé votre regard sur le monde et sur vous-même ?
C’est d’abord mes études d’ethnologie qui m’ont ouvert sur le monde et fait entrevoir qu’au-delà des singularités culturelles existent des fondamentaux universels. Grâce à l’ethnologie aussi, j’ai pu prendre beaucoup de recul sur ma propre culture et remettre en cause des acquis qui me semblaient naturels. Depuis maintenant douze ans, je retourne régulièrement au Ladakh. Mes longs séjours là-bas m’ont permis de vivre le bouddhisme de façon très concrète. Qu’ils soient villageois laïcs, nonnes et moines ou nomades, tous ces bouddhistes mettent en pratique les concepts de la compassion ou de l’interdépendance dans leur comportement quotidien ainsi que dans leurs relations. Il en ressort une grande douceur et une constante attention à l’autre. Tous s’efforcent, sur les conseils de maîtres religieux tels que le dalaï-lama, de développer le cœur, autant que l’esprit. Cela paraît très simple, mais on le ressent de façon profonde quand on vit dans ces communautés soudées par l’entraide.

Quels sont les principaux messages de vos films ?
Je n’essaie pas d’apporter de réponses définitives ou de faire passer des messages qui pourraient devenir simplificateurs. Au contraire, je cherche à poser des questions et à remettre en cause. J’aime par exemple interroger les préjugés que nous entretenons les uns à l’égard des autres, débarrasser cette région himalayenne du côté exotique ou carte postale qui lui est souvent accolé. Dans mes trois documentaires, je me suis attachée à des personnes singulières, toutes très différentes les unes des autres. Les relations qui lient l’individu à la communauté m’intéressent. De loin, on a l’impression d’un groupe homogène qui nous paraît extrêmement étrange et étranger. De près, on rencontre des individus complexes auxquels on peut s’identifier. Leurs peurs, leurs doutes, leurs envies sont les nôtres. J’aimerais que dans mes films les spectateurs aient l’impression de rencontrer Tséphél, Kenrap, Tundup ou Dhoma dans une relation de grande proximité, et que ces rencontres entraînent des questionnements.

Pourquoi privilégier l’image sur l’écrit ?
J’aime l’immersion et la concentration que demande l’acte de filmer. Grâce à la caméra, j’observe tout ce qui se passe autour de moi très attentivement et je m’approche des gens dont j’ai envie de partager l’intimité. Les relations qui se nouent alors sont toujours très intenses et je les vis avec beaucoup d’émotion. Je n’ai pas encore eu le temps de me tourner vers l’écriture. Plus tard peut-être…

Avez-vous été particulièrement marquée et inspirée par une démarche d’auteur ?
Deux réalisateurs m’ont beaucoup inspirée. Tout d’abord Stéphane Breton, qui est ethnologue. Il a réalisé les films documentaires Eux et moi et Le Ciel dans un jardin, dans lesquels il utilise la caméra subjective, s’adressant aux personnes qu’il filme autant quelles s’adressent à lui. J’aime cette mise en scène du point de vue, cette façon dont on affirme la place du regard. La caméra est là, on ne fait pas semblant qu’elle est invisible. Les films de Raymond Depardon, et particulièrement ses trois documentaires Profils paysans, m’ont fascinée. Il filme le tout petit quotidien d’un œil si patient et si attentif que chaque détail devient dramaturgique. Ces plans fixes dans lesquels il laisse advenir des actions parfois très ténues ont la force du réel et la délicatesse du regard.
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