Interviews


Site d’Al-Atroun – Cyrénaïque (Libye)
Année 2009
© Emmanuelle Hénin

Bertrand Buffon – Jamais trop poli
propos recueillis par Marine de Bouillane de Lacoste

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Comment est née votre sensibilité à la politesse ?
De mon éducation, tout d’abord, et de la disparition des manières à notre époque, ensuite. Ma sociabilité naturelle est constamment heurtée par le manque d’égards et de prévenances qui caractérise les relations entre nos contemporains. Plus profondément, je souscris entièrement à la philosophie de la vie qui sous-tend la politesse. Celle-ci ne se résume pas à quelques règles de savoir-vivre, mais répond à une façon d’être au monde. La politesse nous dit que nous ne sommes pas des individus indépendants, centrés sur eux-mêmes, mais que nous faisons partie d’une société et, plus largement, de la nature. L’harmonie de cette société, l’équilibre de cette nature sont des conditions sine qua non de l’épanouissement de notre humanité ; y concourir est un devoir, et ce devoir passe par la politesse.

L’art rhétorique peut-il régler toutes les situations ?
La politesse passe par la parole et se sert de l’art rhétorique pour arriver à ses fins. La rhétorique est l’art de persuader un auditoire. Il suppose d’être à l’écoute des autres, de se les concilier, de les amener à nos vues avec tact : toutes qualités qui sont autant de règles de politesse. Pour autant, la rhétorique ne pourvoit pas à tout. Elle ne nous dit rien des usages – les paroles de salut et de remerciement, par exemple –, qui varient selon les pays et qu’il faut absolument connaître pour faire bon usage… de la rhétorique elle-même. Et puis la parole est une chose, l’attitude, les gestes, le vêtement en sont une autre tout aussi importante pour la politesse. Voyez le nombre de bises que l’on se fait pour se saluer : il varie du nord au sud de la France, tout comme la joue – droite ou gauche – par laquelle on commence à s’embrasser. Si vous ignorez la coutume locale, vous mettrez dans l’embarras un interlocuteur : il n’est jamais agréable de se retrouver dans le vide au moment où l’on se dirige vers l’autre joue pour l’embrasser !

En voyage, prêtez-vous une attention particulière aux paroles et aux gestes échangés avec les personnes que vous rencontrez ?
À l’évidence. Parce que je ne voyage pas en touriste : je ne conçois pas de mettre le pied dans un autre pays sans comprendre et m’imprégner un minimum de la culture locale, ni sans aller vers les autres, les observer, échanger avec eux. Voyager, c’est toujours pénétrer dans le territoire d’autrui : le moindre des respects que l’on doit à l’accueil que nous réservent, au moins implicitement, les habitants des lieux où nous nous rendons est d’être attentif à ce qu’ils font et disent. Logeant souvent chez l’habitant, curieux de visiter des lieux qui ne sont pas toujours accessibles au public, interrogatif sur le sens de telle ou telle inscription ou le nom de tel ou tel objet, il m’est par conséquent indispensable d’être attentif aux manières locales de faire, d’agir et de réagir afin de pouvoir m’y conformer autant que possible pour faire agréer ma présence et mes demandes.

Votre faux pas le plus regrettable en matière de convenances ?
C’est, à chaque fois, d’avoir voulu respecter les convenances à la lettre, quand leur esprit commandait de les enfreindre ! Ainsi d’une dame fort âgée qui me servait à table, en Inde, dans la région du Gujarat, et que j’obligeai à s’asseoir quand elle mettait un point d’honneur à veiller dans le moindre détail aux besoins de ses hôtes…

Un auteur ou un artiste a-t-il inspiré votre goût du beau geste et de la parole de circonstance ?
Adolescent, Cyrano de Bergerac me fascinait par son sens de la repartie, son « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances », assené à un insignifiant vicomte qui lui reproche de n’avoir pas de gants, ou encore le fameux : « C’est un roc !… c’est un pic !… c’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule ! » D’autres paroles de circonstance me reviennent en mémoire, glanées au gré de mes lectures. Celle-ci, par exemple : à une dame qui lui disait « Méfiez-vous, je suis rusée », Grimm, peu galant, répondit : « C’est seulement un r que vous vous donnez. » Ou celle-là : apprenant que Talleyrand venait d’être nommé vice-chancelier, Fouché lança : « Il ne lui manquait que ce vice-là. » Et puis cette autre : en 1815, à la Chambre des députés, Berryer reprocha vivement à Guizot d’avoir accompagné Louis XVIII à Gand pendant les Cent Jours. Le député Dupin lui répondit : « Voilà un bien grand orage pour un petit tour à Gand. » Mais s’il fallait n’en citer qu’une, alors je choisirais celle de l’abbé de Polignac, courtisan hors pair, répliquant à Louis XIV qui, lors d’une chasse à Marly, s’inquiétait des inconvénients de la pluie pour ses hôtes : « Sire, la pluie de Marly ne mouille pas. »
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