Interviews
Dans le massif d’Helgrindur – péninsule de Snæfellsnes (Islande)
Année 2020
© Pierre-Antoine Guillotel
Pierre-Antoine Guillotel – Terre de glace en feu
propos recueillis par Anna-Katharina Lauer
Archives des interviews
Après avoir voyagé en Amérique du Sud et en Océanie, pourquoi avoir choisi l’Islande ?
Je ressens un appel profond pour l’Arctique. J’y suis venu peu à peu, comme aimanté par un champ invisible. La désolation des paysages boréaux et l’expression si particulière de la nature sauvage sous les hautes latitudes m’ont depuis toujours, je crois, fasciné. À 24 ans, au sommet de l’Illimani, à 6 438 mètres, puis dans les rafales de la Terre de Feu, je me souviens avoir murmuré : ? Il faut aller au Nord. Là où tout se simplifie. » Deux ans plus tard vinrent l’Australie et les campagnes de pêche en mer de Tasmanie. De retour à Sydney, une chute m’immobilisa dans un fauteuil roulant et mon désir de traverser à pied les territoires de glace et de toundra se mua en une obsession viscérale : la périphérie du cercle polaire s’imposa alors d’elle-même comme point de départ. Et après avoir balayé du regard le 66° N, mon œil à la carte s’arrêta sur l’Islande.
À quelles difficultés le marcheur est-il confronté ?
Avant tout à ses faiblesses d’homme moderne, c’est-à-dire ses limites physiques et les errances de son esprit d’aventure. Ensuite, marcher dans l’Islande sauvage, c’est délibérément emprunter une voie qui n’a rien d’évident, qui n’est pas tracée par l’homme mais esquissée par la géographie, entravée par des conditions météorologiques désastreuses et toujours changeantes. Traverser les rivières glaciaires à gué, avec son sac sur le dos, affronter seul le blizzard sur le glacier Langjökull, passer à travers un pont de neige par -25 °C, exhorter ses orteils gelés à avancer alors qu’un vent du nord se lève sur le plateau des Hautes Terres et chaque soir d’hiver réparer l’arceau de sa tente effondrée : voilà des obstacles qui subliment l’expérience en l’intensifiant. Ainsi, parce qu’il cherche une profonde connivence avec la nature qu’il traverse, le marcheur se soumet aux conditions de son environnement. Indissociable de l’effort à fournir et du risque à endurer, c’est sa façon respectueuse et poétique d’arpenter le monde, de l’épouser.
Quels sont pour vous les bienfaits et les limites du voyage en solitaire ?
La décision de partir en solitaire n’est ni de la misanthropie, ni de l’égoïsme, ni même une posture. Il s’agit plutôt d’un besoin d’exil intérieur, d’une fuite, d’un usage différent de la présence. La solitude est une bulle où tout se simplifie : je ne peux m’en passer. J’y vis les idées en silence, sans avoir à me soumettre au besoin de les exprimer. Et puis la solitude rend au dialogue sa vraie valeur. Une rencontre impromptue avec des marins au fond d’un fjord illuminera toujours de mille feux une longue période de solitude. Elle confère une profondeur à la rencontre, elle lui donne du relief même si, évidemment, elle peut difficilement se suffire à elle-même. C’est sa limite ; le risque, c’est de devenir fou. Durant l’expédition, il m’est arrivé de tenir des mots doux à ma brosse à dents, de parlementer avec mon réchaud, d’appeler à l’aide aux dieux nordiques qui ne vinrent pas.
Y a-t-il un endroit de l’île qui vous a particulièrement inspiré ou retenu ?
Spontanément ? Le massif de Kerlingarfjöll et ses dômes de rhyolite ocre. C’est un ancien repaire de bandits perdu au milieu du centre de l’Islande. Un mystère enrobe ce lieu, il est envoûtant. En son sein serpentent des rivières de soufre. Toutes fument, s’écoulent comme des sanies. Des marmites bouillonnent dans des coins perdus, libérant leurs vapeurs empoisonnées. Comme les premiers hommes, je m’y baignais nu, laissant dériver mon corps en étoile, au beau milieu de ces reliefs martiens, dans une eau soufrée à 37 °C. Tout autour de moi, des lèvres croûtées de salpêtre et de minéraux aux teintes safran et cobalt. Mille fumerolles jaillissaient des viscères de la Terre. Les profondeurs brûlaient, de longs souffles montaient jusqu’aux crêtes, se dissipaient dans le blanc des névés, dans le froid furieux, comme des fantômes. L’on se prêtait à penser que le cœur du monde était là, sublime et puant.
Quelles lectures conseillez-vous à qui veut découvrir les régions boréales ?
Elles sont nombreuses et j’en cite quelques-unes dans mon livre. On peut d’abord mentionner l’œuvre entière de Jack London, dont mon adolescence fut bercée et mes rêves d’adulte, à sa relecture, catalysés. Je pense tout particulièrement aux nouvelles Construire un feu et Le Silence blanc qui nous emportent aux côtés de trappeurs endurcis par la fréquentation de ces terres gelées que sont l’Alaska et le Yukon, et qui doivent résister au silence et au froid. La Faim de Knut Hamsun doit être lu si vous désirez vous abandonner au nord de la plus extrême des façons. La poésie du Suédois Tomas Tranströmer et de ses Baltiques, comme celle d’Anna Akhmatova, ne vous laisseront pas indemne non plus. Et bien entendu, il y a les incontournables explorateurs polaires de jadis. Fridtjof Nansen, et son incroyable aventure Vers le Pôle, Paul-Émile Victor et ses mois passés sur la Banquise avec les Esquimaux ou encore le journal de bord d’Otto Sverdrup qui cartographia plus de 260 000 km2 d’îles à l’ouest de la terre d’Ellesmere. On peut enfin citer Le Centaure de l’Arctique d’Yves Gauthier, qui relate l’exploit de Gleb Travine parti seul traverser à vélo les confins de l’URSS en 1927. Une région du monde, que dis-je? un finistère oriental, d’ailleurs sublimé par l’œuvre photographique de Vincent Munier et les essais anthropologiques de Nastassja Martin, comme Croire aux fauves, que je recommande chaudement.
Je ressens un appel profond pour l’Arctique. J’y suis venu peu à peu, comme aimanté par un champ invisible. La désolation des paysages boréaux et l’expression si particulière de la nature sauvage sous les hautes latitudes m’ont depuis toujours, je crois, fasciné. À 24 ans, au sommet de l’Illimani, à 6 438 mètres, puis dans les rafales de la Terre de Feu, je me souviens avoir murmuré : ? Il faut aller au Nord. Là où tout se simplifie. » Deux ans plus tard vinrent l’Australie et les campagnes de pêche en mer de Tasmanie. De retour à Sydney, une chute m’immobilisa dans un fauteuil roulant et mon désir de traverser à pied les territoires de glace et de toundra se mua en une obsession viscérale : la périphérie du cercle polaire s’imposa alors d’elle-même comme point de départ. Et après avoir balayé du regard le 66° N, mon œil à la carte s’arrêta sur l’Islande.
À quelles difficultés le marcheur est-il confronté ?
Avant tout à ses faiblesses d’homme moderne, c’est-à-dire ses limites physiques et les errances de son esprit d’aventure. Ensuite, marcher dans l’Islande sauvage, c’est délibérément emprunter une voie qui n’a rien d’évident, qui n’est pas tracée par l’homme mais esquissée par la géographie, entravée par des conditions météorologiques désastreuses et toujours changeantes. Traverser les rivières glaciaires à gué, avec son sac sur le dos, affronter seul le blizzard sur le glacier Langjökull, passer à travers un pont de neige par -25 °C, exhorter ses orteils gelés à avancer alors qu’un vent du nord se lève sur le plateau des Hautes Terres et chaque soir d’hiver réparer l’arceau de sa tente effondrée : voilà des obstacles qui subliment l’expérience en l’intensifiant. Ainsi, parce qu’il cherche une profonde connivence avec la nature qu’il traverse, le marcheur se soumet aux conditions de son environnement. Indissociable de l’effort à fournir et du risque à endurer, c’est sa façon respectueuse et poétique d’arpenter le monde, de l’épouser.
Quels sont pour vous les bienfaits et les limites du voyage en solitaire ?
La décision de partir en solitaire n’est ni de la misanthropie, ni de l’égoïsme, ni même une posture. Il s’agit plutôt d’un besoin d’exil intérieur, d’une fuite, d’un usage différent de la présence. La solitude est une bulle où tout se simplifie : je ne peux m’en passer. J’y vis les idées en silence, sans avoir à me soumettre au besoin de les exprimer. Et puis la solitude rend au dialogue sa vraie valeur. Une rencontre impromptue avec des marins au fond d’un fjord illuminera toujours de mille feux une longue période de solitude. Elle confère une profondeur à la rencontre, elle lui donne du relief même si, évidemment, elle peut difficilement se suffire à elle-même. C’est sa limite ; le risque, c’est de devenir fou. Durant l’expédition, il m’est arrivé de tenir des mots doux à ma brosse à dents, de parlementer avec mon réchaud, d’appeler à l’aide aux dieux nordiques qui ne vinrent pas.
Y a-t-il un endroit de l’île qui vous a particulièrement inspiré ou retenu ?
Spontanément ? Le massif de Kerlingarfjöll et ses dômes de rhyolite ocre. C’est un ancien repaire de bandits perdu au milieu du centre de l’Islande. Un mystère enrobe ce lieu, il est envoûtant. En son sein serpentent des rivières de soufre. Toutes fument, s’écoulent comme des sanies. Des marmites bouillonnent dans des coins perdus, libérant leurs vapeurs empoisonnées. Comme les premiers hommes, je m’y baignais nu, laissant dériver mon corps en étoile, au beau milieu de ces reliefs martiens, dans une eau soufrée à 37 °C. Tout autour de moi, des lèvres croûtées de salpêtre et de minéraux aux teintes safran et cobalt. Mille fumerolles jaillissaient des viscères de la Terre. Les profondeurs brûlaient, de longs souffles montaient jusqu’aux crêtes, se dissipaient dans le blanc des névés, dans le froid furieux, comme des fantômes. L’on se prêtait à penser que le cœur du monde était là, sublime et puant.
Quelles lectures conseillez-vous à qui veut découvrir les régions boréales ?
Elles sont nombreuses et j’en cite quelques-unes dans mon livre. On peut d’abord mentionner l’œuvre entière de Jack London, dont mon adolescence fut bercée et mes rêves d’adulte, à sa relecture, catalysés. Je pense tout particulièrement aux nouvelles Construire un feu et Le Silence blanc qui nous emportent aux côtés de trappeurs endurcis par la fréquentation de ces terres gelées que sont l’Alaska et le Yukon, et qui doivent résister au silence et au froid. La Faim de Knut Hamsun doit être lu si vous désirez vous abandonner au nord de la plus extrême des façons. La poésie du Suédois Tomas Tranströmer et de ses Baltiques, comme celle d’Anna Akhmatova, ne vous laisseront pas indemne non plus. Et bien entendu, il y a les incontournables explorateurs polaires de jadis. Fridtjof Nansen, et son incroyable aventure Vers le Pôle, Paul-Émile Victor et ses mois passés sur la Banquise avec les Esquimaux ou encore le journal de bord d’Otto Sverdrup qui cartographia plus de 260 000 km2 d’îles à l’ouest de la terre d’Ellesmere. On peut enfin citer Le Centaure de l’Arctique d’Yves Gauthier, qui relate l’exploit de Gleb Travine parti seul traverser à vélo les confins de l’URSS en 1927. Une région du monde, que dis-je? un finistère oriental, d’ailleurs sublimé par l’œuvre photographique de Vincent Munier et les essais anthropologiques de Nastassja Martin, comme Croire aux fauves, que je recommande chaudement.