Interviews


Au village de Boubonitsy sur le plateau du Valdaï, chez Valentin Pajetnov, l’auteur de L’ours est mon maître – district de Toropets, oblast de Tver (Russie)
Année 2015
© Olga Gauthier

Yves Gauthier – Vie lumineuse et sombre mort d’un héros
propos recueillis par Anna-Katharina Lauer

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Avec Souvenez-vous du Gelé et Le Centaure de l’Arctique, vous avez relaté le destin de personnages historiques oubliés. Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire, avant celle de Vyssotski, la biographie du plus célèbre des Soviétiques ?
Ma nature, c’est plutôt l’inconnu. Et ma préférence va aux héros inconnus. Ça tient peut-être à mon expérience de traducteur, parce que traduire consiste par définition à faire connaître l’inconnu. Or, Gagarine était comme la lune : il avait une face cachée, inconnue, voilée. Ce voile est tombé en 1991, année du quarantième anniversaire de son vol spatial historique, avec la déclassification de son Rapport secret : le récit que le cosmonaute a fait de son voyage à son retour sur terre devant la commission d’État en charge des programmes spationautiques – tout un parterre d’ingénieurs, de savants, d’officiers généraux, de chefs des services spéciaux, etc. Un récit extraordinaire, supposément technique et pourtant riche d’humanité, d’émotion, de dramaturgie. Un grand récit d’aventures. J’ai donc voulu le faire connaître en le traduisant du russe en français. Mais, très vite, j’ai compris deux choses : d’abord, que si Gagarine a eu la chance inouïe d’être le premier dans l’espace, il s’est révélé humainement à la hauteur de son destin fabuleux ; ensuite, que ce grand célèbre était aussi un grand inconnu à cause du culte du secret qui régnait en Union soviétique. Que savait-on de ses combats, de ses conflits, de ses pensées, de sa mort tragique ? Pas grand-chose. Ça méritait un livre qui n’existait pas encore. Je l’ai écrit.

Quelles difficultés rencontre-t-on en brossant le portrait d’une icône ?
Le premier écueil, c’est l’hagiographie. Le risque d’embellir, d’idéaliser, de sacraliser et donc de mentir. On tombera d’autant plus facilement dans ce piège que Gagarine est vraiment quelqu’un d’admirable. Plutôt que de le sanctifier, j’ai cherché à le rendre vivant. D’ailleurs, dans la tradition russe de la peinture d’icônes, on dit souvent qu’il ne faut pas « représenter », mais « incarner ». Surtout, ne pas mythifier. Certains auteurs ont cru pouvoir le démythifier en lui attribuant des vices : alcoolique, obséquieux, opportuniste. Mais Gagarine n’est ni alcoolique, ni obséquieux, ni opportuniste. La part dramatique de sa vie est ailleurs, à la fois très shakespearienne (le thème du destin) et très soviétique (le corset social).

Y a-t-il des zones d’ombre dans la vie de Gagarine et comment les avez-vous explorées ?
Il y a une part d’ombre qui tient à son intimité. Là-dessus, je ne suis pas silencieux, mais elliptique. Et puis il y a la triste histoire de la mise sous cloche de Gagarine par les plus hautes autorités soviétiques qui, après son vol historique, se sont acharnées à le statufier. Un acharnement marqué de jalousies, de mensonges, de brimades, d’interdictions, d’injonctions. J’ai travaillé sur mon livre dans un contexte où de grands témoins de l’épopée Gagarine étaient encore vivants. Ils m’ont beaucoup parlé, beaucoup appris, c’étaient des gens magnifiques d’intelligence. Je les cite amplement. L’« ombre » la plus épaisse est certainement celle qui opacifie les circonstances de la mort tragique du cosmonaute, qui a péri au cours d’un vol d’entraînement aux commandes d’un Mig-15. En la matière, j’ai fait de mon mieux pour aller m’abreuver aux premières sources, « proches de l’enquête », comme on dit. Les faits ne m’ont pas démenti depuis.

Le voyage dans l’espace vous fait-il aussi rêver ?
Gagarine m’y a emmené si souvent en pensée que, grâce à lui, j’ai l’impression d’avoir vécu mon rêve d’espace à ma façon… Autrement dit, mon livre a comblé ce désir. Tout le monde n’a pas cette chance : j’ai connu de grands amoureux de l’espace minés par le chagrin de n’avoir pu vivre leur rêve. Je pense en particulier à l’un d’eux, ingénieur, écrivain et journaliste brillantissime, que j’ai vu aussi désespéré que le chevalier Lancelot. C’est une passion dévorante…

Gleb Travine, Vladimir Vyssotski, Youri Gagarine… Y a-t-il une femme russe sur laquelle vous aimeriez écrire ?
Marina Galkina, depuis que j’ai lu son livre Seule au bout du monde. Aventurière, kayakiste, voyageuse intrépide. Biologiste de haut niveau, comme feu mon ami Valentin Pajetnov, dont j’ai traduit le carnet de terrain Avec les ours et l’extraordinaire autobiographie intitulée L’ours est mon maître. Nous avons des amis communs, mais elle est toujours en vadrouille. Un jour, qui sait…
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