Interviews


Vallée de la Dillinger, bassin du Kuskokwim – Alaska (États-Unis)
Année 1994
© Émeric Fisset

Émeric Fisset – Christophe Houdaille est décédé le 9 avril 2023, en Ariège.
propos recueillis par Émeric Fisset

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À l’origine de Transboréal
Christophe, tu es l’un des tout premiers auteurs de Transboréal, la maison d’édition dédiée au voyage que j’ai fondée. D’ailleurs, on pourrait même dire que c’est avec toi que je l’ai fondée puisque, en décembre 1997, l’album Îles des Quarantièmes fut l’un des quatre premiers titres parus de la maison. J’avais fait ta connaissance quelques années plus tôt quand Patrick Fradin, le coéquipier de ton premier tour du monde sur Saturnin, m’avait présenté à toi au sortir d’une de tes conférences. Pour tout dire, je t’avais trouvé plutôt ours, mutique presque. Au fil des années, nous avons fait davantage connaissance. Tu t’es en effet mis à l’écriture d’un récit sur ton retour aux îles Kerguelen. Comme tu n’étais pas encore rodé à l’exercice, Emmanuel Hussenet, voyageur polaire, t’y a aidé. Ton texte Au vent des Kerguelen, paru en 2000, a connu trois éditions et touché de nombreux marins. Qu’un homme soit parvenu, seul, une année durant, hors de la base de Port-aux-Français, à effectuer ainsi le tour à la voile et à pied de cet archipel austral avait de quoi surprendre et sidérer. D’ailleurs, tu avais toi-même douté au début de ton séjour dans les îles de la Désolation du capitaine Cook :
« Je reste longtemps au sommet [du mont Bayley], le regard rivé sur le couchant. De proche en proche l’indécision et les doutes qui m’accompagnent cèdent le pas à une nouvelle certitude : je dois cesser d’hésiter, m’affranchir de mes renoncements et de mes peurs. Je dois aller de l’avant, prendre des risques mesurés et surmonter mon appréhension. J’accepterai les journées d’attente au mouillage dans le mauvais temps autant que les navigations épuisantes. L’incertitude et le danger sont la contrepartie de ces moments d’accomplissement et de haute liberté que seule permet l’aventure. »
Et tu t’es pris au jeu de l’écriture. Lentement mais sûrement, alors que tu avais établi ta voilerie Fastnet Sails à Cork, en Irlande, tu avançais sur un récit plus difficile car plus intérieur, celui de ton tour du monde en solitaire et sans escale de sept mois venu conclure toutes tes années de navigation hauturière.

Ta philosophie hauturière
En 2011 est paru Sans escale, cet ouvrage où, avec l’immense modestie qui te caractérise, tu relates ta folle entreprise solitaire. Toi, l’homme qui avait déjà affronté les Cinquantièmes hurlants et franchi les trois grands caps, t’interroges alors :
« Ma plus longue traversée en solitaire a duré sept semaines, et ma plus longue période d’isolement total six mois. Le cap Horn, je l’ai déjà franchi. Que chercher d’autre ? Ce nouveau voyage s’inscrit dans la durée et la solitude absolue. »
Tu relates tes nuits de veille à la barre, les immenses houles qui t’ont terrifié, l’escorte des pétrels géants ou la rencontre avec des cachalots. Et puis, sept mois après ton appareillage, où ton seul contact avec l’humanité fut le paquet de lettres jeté par-dessus bord à un chalutier auquel tu t’étais brièvement mis à couple, c’est la vision de la tour Saint-Nicolas du port de La Rochelle, comme l’avaient aussi revue en 1973 Jérôme Poncet et Gérard Janichon de retour de la circumnavigation de Damien qui t’avait inspiré. Et il te vient en 2009 l’idée de réfléchir sur la navigation hauturière dans Le Chant des voiles, de notre collection « Petite philosophie du voyage » :
« Larguer les amarres, hisser les voiles, mouiller l’ancre… ces actes de la vie du marin sont aussi de magnifiques métaphores du voyage. Partir en solitaire affronter pendant des mois la houle australe, les coups de tabac, la veille aux icebergs ou la solitude d’un hivernage, faire corps avec son bateau, s’abandonner en confiance à une voile fixée sur une coque, tout cela symbolise, pour notre monde soucieux de sécurité et de confort, la plus grande liberté qui soit. Naviguer, c’est entretenir une connivence hors du commun avec les éléments, l’océan bien sûr, mais aussi le ciel, berceau du vent ou de la tempête, et la terre, but du voyage ou lieu d’escale. […] C’est aussi tisser des liens avec le peuple de la mer, les réconfortants compagnons de voyage que sont les baleines ou les dauphins, l’étrange luminescence des méduses, l’amical ballet des goélands et des albatros. C’est, enfin, entrer dans une communauté d’hommes et de femmes dont les valeurs et les rêves, forgés dans le sel et les embruns, sont un antidote à la société de consommation. »

Une autre Grande Terre
Et puis surgit l’incroyable, toi le marin qui, certes, avais eu à cœur d’arpenter les Kerguelen ou de t’extraire des ports déserts et décatis de la Géorgie du Sud pour t’y rapprocher des sommets, toi qui passais tes journées à coudre des voiles, tu traverses sur tes congés les Pyrénées à pied et tombes raide amoureux d’elles. Jusqu’à, foin des caps et des finistères, t’établir en Ariège, à Aulus-les-Bains. Ta traversée sur le GR10 constitue un fort joli récit, très apprécié des innombrables randonneurs que la montagne inspire.
« Cette symbiose avec la grande dame pyrénéenne prenait maintenant un nouvel élan : même les hêtres séculaires semblaient accueillir mon retour, leurs branches écartées, comme disposés à me donner l’accolade. Je poursuivis la descente dans la joie, guilleret, assez ému de renouer ce lien charnel. Je me laissai porter par le souvenir, même plus étonné de connaître les détails de ce sentier, comme si je l’avais pratiqué maintes fois. J’eus l’impression que chaque particularité du millier de kilomètres parcouru s’était imprimée dans ma mémoire, comme mes pieds avaient laissé leur empreinte sur les chemins, à chaque pas. En m’installant en Ariège, c’est cette nature que je suis venu retrouver, celle qui, quelques mois auparavant, m’avait offert sept semaines d’aventure. »

Un parcours inspirant
Des scouts enthousiasmés par ton récit, qui en est déjà à sa troisième édition, se sont ainsi relayés, l’été dernier, sur ce sentier de grande randonnée. Annie Icard, simple lectrice, t’écrivait aussi, en juillet 2022 :
« Jusqu’à aujourd’hui, je ne voyais que l’aspect rude, effrayant, menaçant des montagnes. Je viens d’en découvrir avec vous la beauté, la richesse, la diversité… en fait, la montagne vivante. Vous m’avez réconciliée avec elle et je vous en serai longtemps reconnaissante car je pense avoir enfin compris (ou aperçu) ce que recherchaient les randonneurs, quitte à en devenir dépendants. Votre livre est magnifique de sensibilité, de poésie, de réalisme et de profondeur humaine. »
Nombreux sont les témoignages de tes lecteurs et amis, qui parlent de ta simplicité, de ton humilité, qui contraste si fort avec la fatuité de ceux qui, sur les antennes ou à la télévision, se prétendent encore explorateurs, se filment sous toutes les coutures et nous assènent au générique la liste minable, pardon interminable, de leurs sponsors.

Ton havre ultime
Signe aussi de l’extraordinaire cheminement que, outre dans ta vie, tu fis dans l’écriture, le texte Julien, la communion du berger, que tu publias en 2022. Là, tu as entrepris de raconter la vie d’un berger ariégeois dont tu t’étais senti proche :
« La vision de la randonnée que j’avais exposée dans Pyrénées, La grande traversée avait plu à Julien. Celui-ci voulait témoigner de sa vie et il souhaitait que ce soit moi qui le fasse. Allez donc convaincre cette tête de mule que je ne suis pas un écrivain, mais un simple auteur. Nous fîmes quelques essais qui révélèrent la complexité de la tâche. Il fallait rencontrer les gens et surtout décrire correctement les lieux qu’avait aimés Julien, être précis. »

Et dimanche matin encore, alors que, redevenu brièvement conscient – ah, maudite soit cette embolie pulmonaire qui ne pouvait être soignée par des anticoagulants du fait de ta tumeur cérébrale ! –, ce dimanche de Pâques 2023 donc, alors que ta sœur Nathalie te disait que nous allions rééditer ton livre, tu as souri, comme la veille lorsque tu avais brièvement ouvert les yeux quand Patrick Fradin et moi-même nous tenions devant le grand marin et l’homme humble qui, au pied des Pyrénées, avait trouvé sa raison d’être et, au fond des Pyrénées, à Aulus-les-Bains, souhaitait être enterré.
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