Interviews


Col de Shandur – Frontière du Nord-Ouest (Pakistan)
Année 2006
© François-Xavier de Villemagne

François-Xavier de Villemagne – Aux confins de l’Hyphase et du monde connu
propos recueillis par Émeric Fisset

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Comment en êtes-vous venu à oser vous emparer du personnage d’Alexandre le Grand ?
Au commencement était le Verbe : ? Consentir Â» : comment prendre une décision importante qui ne nous appartient pas entièrement ? Voici le sujet que je souhaitais traiter par le roman, un sujet très actuel qui concerne chacun de nous car nous sommes tous confrontés au cours de notre existence à des choix dans lesquels nos rêves et la réalité s’entrechoquent parfois violemment. Le génie d’Alexandre le Grand lui a conféré un pouvoir extraordinaire sur le destin du monde ; c’est pourquoi faire vivre un choix décisif à tel personnage permet d’élargir les enjeux individuels aux destinées terrestres.
Passionné d’histoire et ayant beaucoup voyagé en Asie, j’étais particulièrement intéressé par l’attitude d’Alexandre qui a bouleversé l’ancienne séparation du monde entre les Grecs et les Barbares au profit d’une fusion de culture entre l’Orient et l’Occident. Et puis, pour le romancier, Alexandre est personnage merveilleux car, si les écrits antiques nous fournissent de nombreux éléments sur sa vie et son action, il reste une immense part que nous ne connaîtrons jamais avec certitude. Si je me suis attaché à respecter scrupuleusement la vérité historique – pour autant que les sources soient fidèles –, c’est avec un grand bonheur que j’ai imaginé et reconstruit une vie personnelle et intime, une vie de chair et de sang, de sentiments, de velléités, de réflexions intérieures et de détails de l’existence, une vie en somme. Pour lui et pour les autres personnages qui gravitent autour du Conquérant dans cette immense armée en marche.

Par quels biais avez-vous approfondi les cadres historique et géographique de votre roman ?
De très nombreux livres ont nourri mes premières recherches, recensés dans une riche bibliographie en annexe du roman. Outre les écrits antiques de Plutarque, Diodore de Sicile, etc., de nombreux auteurs ont permis d’approfondir les connaissances sur le conquérant – Gustave Droysen, par exemple, a marqué le XIXe siècle sur ce sujet avec une biographie encore souvent pertinente, tandis que plusieurs historiens du XXe siècle ont renouvelé les analyses – mais outre les vies d’Alexandre, tant réelles que fantasmées, comme dans les Roman d’Alexandre qui ont fait florès à partir du Moyen Âge, je me suis documenté sur la vie dans la Grèce antique, en Perse et en Inde, la vie quotidienne dans les armées de ce temps, mais aussi les pratiques théâtrales, sportives, religieuses ou culturelles car Alexandre, comme bien plus tard Bonaparte en Égypte, emmena à sa suite et jusqu’au bout du monde une foule de savants, de philosophes d’acteurs, etc., qui formaient autant une cour qu’un formidable creuset où se fondait la richesse du monde.
Pour le Perse achéménide, j’ai suivi des cours de Pierre Briant au Collège de France, grand spécialiste de l’Antiquité grecque et perse, tandis que pour le cadre géographique je me suis rendu pendant près de deux mois au nord du Pakistan, dans les plaines du Pendjab et les contreforts de l’Hindu Kush, ou encore à plus de 4 000 mètres aux confins de l’Afghanistan, sur les traces des grands jalons de la conquête décrits dans le roman. Par exemple, j’ai pu atteindre dans un lieu extrêmement isolé et très difficilement accessible des gorges de l’Indus l’antique Aornos dont le conquérant enleva de vive force la citadelle qui en couronnait le sommet.

Quels ont été les éléments qui ont contribué à déterminer vos personnages secondaires, réels ou inventés ?
Parce que la vie recèle une richesse infinie, j’ai souhaité aborder le thème du consentement dans plusieurs situations et pas seulement me concentrer sur une décision d’Alexandre. Ainsi, chacun des six personnages – Alexandre, Roxane, la princesse de Sogdiane qu’il a épousée et dont on dit que ce fut la seule femme qu’il ait réellement aimée, et Kaïros, le général qui mena la rébellion, pour les trois principaux ; Laïs, maîtresse grecque de Kaïros, Chandragupta, un prince indien transfuge, et Eléazar, un arpenteur israélite, pour les trois secondaires – est confronté à une décision qui engage sa vie : la quête de la grandeur face au risque du désastre, la fidélité en prise aux emportements amoureux, la loyauté mise en danger par la séduction, la survie au prix de la compromission, le dépit au risque de la vengeance, l’addiction au jeu qui coexiste avec le désir de la perfection. Toute une palette de situations dans lesquelles chacun des personnages, avec sa personnalité propre, doit décider, pour lui et pour les autres.
Si l’existence de certains personnages est attestée, même brièvement, dans les écrits antiques, comme Roxane, le général Coenos qui a inspiré le personnage de Kaïros, ou encore Chandragupta qui fonda plus tard la dynastie des Maurya en Inde, j’ai tenu à donner vie à plusieurs personnages de la multitude sans visage qui a vécu l’épopée alexandrine. Ainsi, Laïs, Eléazar et d’autres, créés de toute pièces, permettent de mieux appréhender la très grande variété d’individus présents au sein de l’armée, tandis que, d’un point de vue dramaturgique, les uns et les autres, tout en ayant leur existence propre, tiennent aussi le rôle des confidents si importants dans les grandes tragédies classiques du XVIIe siècle français.

Pourquoi avoir choisi ce moment de sa conquête, aux portes de l’Inde ?
À ce moment-là de la conquête, Alexandre s’est emparé de presque tout l’Empire perse et a atteint les ultimes contrées, déjà indiennes, qui payaient un tribut au Grand Roi de Persépolis. Aller plus loin, c’était outrepasser les bornes du monde. Selon la tradition antique, Dionysos lui-même ne les avait pas franchies. Il y a donc pour Alexandre une tentation de la démesure : égaler les dieux, les dépasser peut-être ? Avec des lignes étirées depuis la lointaine Macédoine et une armée cosmopolite épuisée par dix années de campagnes, il y a dans ce moment suspendu au bord du dernier monde connu un vertige fascinant.
D’autres conquérants n’ont pas su revenir à temps : Napoléon s’est enfoncé trop loin en Russie et cela lui a coûté son empire ; tandis qu’Alexandre, pourtant invaincu depuis son départ du petit royaume de Macédoine, a su, lui, revenir. A-t-il choisi ? A-t-il fléchi devant la révolte de l’armée ? C’est sur les rives de l’Hyphase, fleuve indien qui le séparait du royaume des Gangarides, qu’Alexandre a consenti. Choisir ? Accepter ? Renoncer parfois : est-ce cela, consentir ?

Quelle est, outre sa reconnaissance historique, la postérité que nous a léguée le Conquérant ?
À la mort d’Alexandre, les compagnons du Conquérant n’ont pas tardé à se disputer les provinces de l’empire qui fut ainsi rapidement démantelé. Toutefois, les extraordinaires mouvements d’hommes et de femmes emportés dans la conquête depuis la Grèce jusqu’au milieu de l’Asie ont nourri des échanges durables. Ainsi en témoigne l’art du Gandhara qui, pendant plusieurs siècles, mêle les influences de la statuaire grecque avec celle de l’Inde. En Europe, et comme sur un palimpseste, le mythe est venu en partie recouvrir la réalité historique, en particulier à partir de la parution au Moyen Âge d’un Roman d’Alexandre, recueil de légendes attribué à un pseudo-Callisthène, qui a connu un succès considérable et de nombreuses et durables déclinaisons, devenant une source de ces ? miroirs des princes Â», ces traités d’éthique et de préceptes moraux destinés aux princes et monarques médiévaux. Deux mille après l’épopée alexandrine, Louis XIV est lui-même présenté au début de son règne comme le ? nouvel Alexandre Â».
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