Interviews
À Colmar – Haut-Rhin (France)
Année 2015
© Marie-Odile Haegy
Jean-Marie Haegy – Destination humanitaire
propos recueillis par Agnès Guillemot
Archives des interviews
Qu’est-ce qui, de pédiatre et réanimateur urgentiste, vous a poussé à devenir médecin humanitaire ?
Cela reste une question en suspens, en attente d’une réponse qui se trouve cependant dans l’exercice de la médecine. Il n’y a qu’un pas entre médecine et médecine humanitaire. Il suffit d’un événement, d’un coup de pouce du hasard pour le franchir. Pour moi, ce fut un reportage sur les boat people fuyant le Vietnam sur les embarcations de fortune et recueillis par l’ÃŽle de lumière, le grand bateau des French Doctors. À l’évidence, il fallait que j’y aille et, lorsqu’on embarque dans l’humanitaire, on ne peut plus faire marche arrière. L’engagement devient valeur morale alors que la motivation est plus nuancée : elle varie, selon le moment et la situation, entre compassion, responsabilité, devoir, besoin de se sentir utile, de sortir de la routine, bref entre altruisme et autogratification.
Comment réussissez-vous à faire abstraction des horreurs de la guerre lorsque vous êtes en mission ?
On ne réussit pas à faire abstraction des horreurs ; ce qu’il faut, c’est éviter le stress traumatique aigu qui va peser sur votre activité, voire vous annihiler, et le stress post-traumatique que vous allez emporter avec vous. Même si en tant qu’urgentiste on est confronté à des scènes pénibles, quand on intervient par exemple sur un accident de la route, la dimension dramatique d’une crise humanitaire impacte plus durement dans une réalité hors normes où les repères habituels n’existent pas. Alors on s’accroche à l’impératif humanitaire : on cadre le besoin et la finalité de l’action, on en définit les contours et les limites, on cherche les références et les point d’appui et surtout on se dit qu’on ne fait que traverser l’enfer et qu’il y a un bout au tunnel, contrairement à tous ces malheureux qu’on prend en charge.
Quelle expérience humanitaire vous a le plus ému ?
Sans hésitation, c’était la mission en Ouganda, en 1981. Là-bas, sur les hauts plateaux du Karamoja, les quatre cavaliers de l’apocalypse chevauchaient de concert : la peste, la famine, la guerre et l’épidémie de choléra ont décimé près de 200 000 personnes, essentiellement des vieillards, des femmes et des enfants. Les bandits armés, reliquat de l’armée d’Amin Dada, se terraient dans les montagnes et pillaient les villages dès que nous les avions ravitaillés. La mission avait investi et transformé en hôpital une ancienne prison. Dans la presse occidentale, nous étions les prisonniers de Namalou. L’insécurité était permanente. Tous les jours des réfugiés attendaient devant l’hôpital et, tous les matins, nous emmenions les cadavres, surtout d’enfants, pour les enterrer dans un charnier derrière les bâtiments. Mais les dieux n’avaient pas tout à fait abandonné ces lieux. À quelques kilomètres de l’hôpital, il y avait la mission des Frères de Vérone à qui nous confiions les orphelins. Les bandits évitaient la mission, non tant par respect du sacré, mais parce qu’ils essuyaient les tirs du père Fortuno, surnommé le père Kalachnikov : un saint homme, une croix dans une main, un fusil-mitrailleur dans l’autre. Dans ces terres lointaines, les voies du Seigneur sont impénétrables.
Qu’avez-vous appris lors de vos différentes interventions d’urgence ?
À prendre de la distance avec l’immédiateté, dans toute chose, particulièrement en médecine où ce qui se présente ne correspond pas toujours à la réalité et où l’urgence n’est pas toujours là où se porte le regard. L’action humanitaire telle qu’elle se présente à nos yeux de candide est loin d’être une allégorie de la générosité. Elle peut servir de cache-misère à nos lâchetés politiques, être instrumentalisée par des intérêts stratégiques et économiques et reste la plupart du temps le sparadrap qu’on colle sur une plaie qui ne demande qu’à s’ouvrir de nouveau, alors que les causes des plaies ne sont jamais traitées.
En quoi votre compatriote alsacien Albert Schweitzer a-t-il marqué votre génération ?
Il a fondé à Lambaréné – un nom qui parle aux French Doctors – le premier hôpital humanitaire car supraconfessionnel et universel. Albert Schweitzer peut ainsi être considéré comme le père de la médecine humanitaire, comme Henri Dunant est celui de la Croix-Rouge. Mais au-delà de cet aspect, il est regrettable que l’œuvre philosophique, théologique et musicale d’Albert Schweitzer ne soit connut que d’un cercle restreint, qui loue sa philosophie simple et claire : collant à la réalité du monde, Schweitzer ne s’empêtre pas dans les spéculations abstraites et les impasses métaphysiques. D’ailleurs, pour le médecin, la souffrance d’un malade n’est pas une illusion mais une réalité, vécue dans la chair du malade et partagée par le soignant. Et par-dessus tout, il fut précurseur en matière d’éthique, celle de la sollicitude et de la responsabilité, qu’il formule dans cet énoncé : ? Je suis une vie qui veut vivre parmi d’autres vies qui veulent vivre », est d’une clarté et d’une simplicité criantes. Il a fallu attendre l’horreur des camps de concentration et la fin du XXe siècle pour que l’éthique trouve sa place dans l’histoire.
Cela reste une question en suspens, en attente d’une réponse qui se trouve cependant dans l’exercice de la médecine. Il n’y a qu’un pas entre médecine et médecine humanitaire. Il suffit d’un événement, d’un coup de pouce du hasard pour le franchir. Pour moi, ce fut un reportage sur les boat people fuyant le Vietnam sur les embarcations de fortune et recueillis par l’ÃŽle de lumière, le grand bateau des French Doctors. À l’évidence, il fallait que j’y aille et, lorsqu’on embarque dans l’humanitaire, on ne peut plus faire marche arrière. L’engagement devient valeur morale alors que la motivation est plus nuancée : elle varie, selon le moment et la situation, entre compassion, responsabilité, devoir, besoin de se sentir utile, de sortir de la routine, bref entre altruisme et autogratification.
Comment réussissez-vous à faire abstraction des horreurs de la guerre lorsque vous êtes en mission ?
On ne réussit pas à faire abstraction des horreurs ; ce qu’il faut, c’est éviter le stress traumatique aigu qui va peser sur votre activité, voire vous annihiler, et le stress post-traumatique que vous allez emporter avec vous. Même si en tant qu’urgentiste on est confronté à des scènes pénibles, quand on intervient par exemple sur un accident de la route, la dimension dramatique d’une crise humanitaire impacte plus durement dans une réalité hors normes où les repères habituels n’existent pas. Alors on s’accroche à l’impératif humanitaire : on cadre le besoin et la finalité de l’action, on en définit les contours et les limites, on cherche les références et les point d’appui et surtout on se dit qu’on ne fait que traverser l’enfer et qu’il y a un bout au tunnel, contrairement à tous ces malheureux qu’on prend en charge.
Quelle expérience humanitaire vous a le plus ému ?
Sans hésitation, c’était la mission en Ouganda, en 1981. Là-bas, sur les hauts plateaux du Karamoja, les quatre cavaliers de l’apocalypse chevauchaient de concert : la peste, la famine, la guerre et l’épidémie de choléra ont décimé près de 200 000 personnes, essentiellement des vieillards, des femmes et des enfants. Les bandits armés, reliquat de l’armée d’Amin Dada, se terraient dans les montagnes et pillaient les villages dès que nous les avions ravitaillés. La mission avait investi et transformé en hôpital une ancienne prison. Dans la presse occidentale, nous étions les prisonniers de Namalou. L’insécurité était permanente. Tous les jours des réfugiés attendaient devant l’hôpital et, tous les matins, nous emmenions les cadavres, surtout d’enfants, pour les enterrer dans un charnier derrière les bâtiments. Mais les dieux n’avaient pas tout à fait abandonné ces lieux. À quelques kilomètres de l’hôpital, il y avait la mission des Frères de Vérone à qui nous confiions les orphelins. Les bandits évitaient la mission, non tant par respect du sacré, mais parce qu’ils essuyaient les tirs du père Fortuno, surnommé le père Kalachnikov : un saint homme, une croix dans une main, un fusil-mitrailleur dans l’autre. Dans ces terres lointaines, les voies du Seigneur sont impénétrables.
Qu’avez-vous appris lors de vos différentes interventions d’urgence ?
À prendre de la distance avec l’immédiateté, dans toute chose, particulièrement en médecine où ce qui se présente ne correspond pas toujours à la réalité et où l’urgence n’est pas toujours là où se porte le regard. L’action humanitaire telle qu’elle se présente à nos yeux de candide est loin d’être une allégorie de la générosité. Elle peut servir de cache-misère à nos lâchetés politiques, être instrumentalisée par des intérêts stratégiques et économiques et reste la plupart du temps le sparadrap qu’on colle sur une plaie qui ne demande qu’à s’ouvrir de nouveau, alors que les causes des plaies ne sont jamais traitées.
En quoi votre compatriote alsacien Albert Schweitzer a-t-il marqué votre génération ?
Il a fondé à Lambaréné – un nom qui parle aux French Doctors – le premier hôpital humanitaire car supraconfessionnel et universel. Albert Schweitzer peut ainsi être considéré comme le père de la médecine humanitaire, comme Henri Dunant est celui de la Croix-Rouge. Mais au-delà de cet aspect, il est regrettable que l’œuvre philosophique, théologique et musicale d’Albert Schweitzer ne soit connut que d’un cercle restreint, qui loue sa philosophie simple et claire : collant à la réalité du monde, Schweitzer ne s’empêtre pas dans les spéculations abstraites et les impasses métaphysiques. D’ailleurs, pour le médecin, la souffrance d’un malade n’est pas une illusion mais une réalité, vécue dans la chair du malade et partagée par le soignant. Et par-dessus tout, il fut précurseur en matière d’éthique, celle de la sollicitude et de la responsabilité, qu’il formule dans cet énoncé : ? Je suis une vie qui veut vivre parmi d’autres vies qui veulent vivre », est d’une clarté et d’une simplicité criantes. Il a fallu attendre l’horreur des camps de concentration et la fin du XXe siècle pour que l’éthique trouve sa place dans l’histoire.