Interviews


Au village de Boubonitsy sur le plateau du Valdaï, chez Valentin Pajetnov, l’auteur de L’ours est mon maître – district de Toropets, oblast de Tver (Russie)
Année 2015
© Olga Gauthier

Yves Gauthier – Aller au bout de soi-même, quitte à y laisser sa propre vie
propos recueillis par Agnès Guillemot

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Comment avez-vous entendu parler de l’ouvrier Gleb Travine et de sa traversée de l’URSS à vélo ?
Dans Le Tour du monde ! Non pas la légendaire revue de voyage illustrée fondée à Paris en 1860, mais sa petite sœur russe, Vokroug svéta (littéralement « Autour du monde »), parue l’année d’après et qui, à la différence de l’hebdomadaire français, paraît encore aujourd’hui. Un jour, à Moscou, dans les années 1980, je suis tombé sur un « best of » de la revue : L’homme découvre la terre, collection « Littérature géographique » des éditions Mysl ». Il y avait cinq pleines pages consacrées à Travine, la reprise d’un article de 1975. L’histoire m’a émerveillé et ne m’a plus quitté. Dix ans plus tard, en écrivant L’Exploration de la Sibérie, j’ai réservé à Gleb Travine un chapitre entier dans la partie « L’exploit au secret ». Travine illustre mieux que quiconque cette observation très juste de Vladimir Arséniev, l’auteur de Dersou Ouzala (je la connais par cœur !) : « Que reste-t-il à homme quand il n’y a plus rien à découvrir, à explorer en pionnier ? Il lui reste l’exploit. Non pas la grossière soif d’aventure, mais la volonté d’affronter la nature à mains nues, comme les premiers hommes, pour aller au bout de soi-même, quitte à y laisser sa propre vie. » Travine est, « tout craché », l’incarnation de cette soif. Après lecture de ce chapitre, beaucoup m’ont dit : mais c’est un livre qu’il faut lui consacrer ! Ce livre, le voici… Pour en revenir à L’homme découvre la terre, c’est un ouvrage dont je ne me suis jamais séparé. Il a survécu à tous mes déménagements. Les premières pages y étaient consacrées à Mikloukho-Maklaï, ethnographe humaniste, contemporain de Tolstoï, naufragé volontaire en Papouasie, et dont j’ai traduit le merveilleux Papou blanc.

Quelles recherches avez-vous entreprises pour retracer ce périple inouï ?
Il y a les archives du musée de Pskov, qui conserve la fameuse bicyclette du voyageur, une partie de sa correspondance, une belle collection de photographies, des écrits, des documents administratifs ou comptables, et, surtout, le fameux « passeport-enregistreur » où Travine faisait tamponner son passage à chaque étape : des centaines de cachets apposés par toutes sortes d’administrations – villes, villages, gares, kolkhozes, capitaines de bateaux, communautés d’éleveurs de rennes… ce passeport est un poème en soi. Il y a eu aussi différentes publications, dont le livre d’Alexandre Kharitanovski paru en 1960, ou celui, au destin si tragique, de Vivian Itine, paru en 1935, trois ans avant l’exécution de son auteur par les hommes de Staline : on l’accusait d’espionnage au profit du Japon, et tous ses livres furent retirés du champ public. Il faut ajouter à cela de nombreux articles de presse auxquels des lecteurs réagissaient souvent pour témoigner et valider les dires de l’aventurier. Enfin, des gens ont enquêté, interviewé la famille Travine, ses sœurs, ses enfants, et je me suis servi de ces documents. Je me suis entretenu avec l’un des petits-fils du voyageur. Aujourd’hui, des documents inédits refont surface, c’est une histoire sans fin…

Comment avez-vous envisagé l’écriture de ce récit d’une aventure vécue qui ressemble à une véritable épopée ?
J’ai pris la plume comme on enfourche un vélo : premiers coups de pédale, le commencement du voyage, puis, de chapitre en chapitre, j’ai poussé plus loin. Le fil narratif, c’est le fil du voyage, sans autre dramaturgie que celle, tellement intense, des aventures vécues par le héros. Ma « stratégie » d’écriture s’est donc révélée d’une simplicité confondante. Je voulais surtout faire ressortir l’esprit Travine, ses rêves, sa pensée, son univers mental, son audace et ce que j’appellerais son idéologie du voyage : la nature comme nourrice, comme exemple à suivre, comme modèle à défendre ; la route comme école ; pédaler, c’est se cultiver. Travine disait : « J’y ai fait mes universités. » Le mot écologie n’existait pas dans son vocabulaire, mais il faut lire le récit du voyage de Travine comme un conte écologique. C’est ça : j’ai voulu écrire un conte écologique.

Comment cette odyssée à bicyclette et son auteur sont-ils considérés aujourd’hui en Russie ?
En principe – c’est humain – on aurait dû l’oublier. Mais c’est tout le contraire qui se produit : Travine, qui a tout fait pour être oublié sous Staline (on l’accusait d’avoir pédalé « pour le compte de puissances étrangères »), connaît depuis soixante ans un incessant retour en grâce. Des clubs sportifs portent son nom. Des chercheurs en herbe enquêtent. Des archives sortent régulièrement. La première parution de mon livre date d’il y a vingt ans. Eh bien, j’ai dû l’enrichir depuis d’ajouts substantiels. Et, comme je vous le disais, ce n’est pas la fin de l’histoire… La longévité du héros est un peu mystérieuse. Je pense que le temps est bon juge. On retient de Travine l’héroïsme, le défi, l’exploit, la performance, le culte du surpassement, mais aussi une intelligence, une sagesse, un état d’esprit, une profondeur d’âme.

Les trois héros de Gleb Travine sont Faust, Ulysse et don Quichotte, qui ont en commun de « défier les idées reçues ». Quels sont les vôtres ?
Soit dit à propos : quel triptyque ! Et de quelle façon éclatante il nous éclaire sur la personnalité de Travine, ses références, ses modèles, la qualité de sa pensée … Il faut dire que beaucoup de « têtes brûlées » de ce temps-là lisaient énormément, cela donne à réfléchir… D’une manière un peu énigmatique, quatre noms me viennent à l’esprit : Claude Lantier dans L’Œuvre de Zola et Martin Eden dans le roman éponyme de Jack London, bien que je m’inquiète de constater que je vote pour deux suicidaires… Deux héros tragiques se battent à mort pour la Vérité (l’amour, l’art, la beauté) et contre le Mensonge (la société et ses conventions, ce que Travine appelait les « idées reçues », on y revient…). Mon troisième est une femme libre amoureuse de l’Ailleurs et de l’Altérité : Anna Odintsova, l’ethnographe subversive du roman tchouktche de Youri Rytkhèou L’Étrangère aux yeux bleus ; du reste, mon cœur bat aussi pour une autre Anna Odintsova de la littérature russe : celle de Tourguéniev dans son roman magnifique Pères et fils (Rytkhèou lui-même m’a confié sa tendresse pour cette héroïne tourguénievienne dont il a emprunté le nom). Vive les Anna Odintsova ! Mon quatrième est un héros du réel, Valentin Pajetnov, l’auteur de L’ours est mon maître que j’ai traduit pour Transboréal. Êtres humains, êtres sauvages, Valentin leur ouvre en grand ses bras chaleureux pour remettre à plat les vieux contrats qui, jusque-là, ordonnaient leurs rapports.
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