Voyage au bout de la soif
par Régis Belleville
Le désert est, depuis toujours dans l’imaginaire des hommes, le lieu d’une expérience singulière, mystérieuse et dévorante : la soif. Dans des conditions normales de température et d’hydratation, notre organisme rejette en effet tous les jours environ 2,5 litres d’eau sous forme d’urine, de sueur, de vapeur d’eau par les poumons et de liquide dans les selles. Lorsque les apports quotidiens ne viennent pas compenser ces pertes, un état de déshydratation apparaît, qui advient très rapidement dans les conditions sahariennes. L’homme peut survivre à de longues périodes de carence en nourriture, jusqu’à six semaines ou plus, mais pas surmonter cinq jours de privation totale de liquide. Au bout de trois jours, il est déjà sujet à de graves défaillances organiques qui le conduiront à la mort, dans d’atroces souffrances.
La déshydratation générale de l’organisme engendre deux grands dérèglements métaboliques : le ralentissement enzymatique et l’auto-intoxication.
Les enzymes réalisent la multitude de transformations biochimiques nécessaires au fonctionnement de l’organisme. Pour leur activité, elles ont besoin d’un environnement abondamment pourvu en eau, afin de disposer d’un vaste espace dans lequel travailler. Elles ne peuvent pas remplir correctement leur fonction si le milieu dans lequel elles évoluent est encombré par d’autres types d’enzymes et par toutes les substances sur lesquelles elles agissent ou qui résultent de leur activité. Leur efficacité est réduite dans les liquides organiques concentrés, avec une viscosité élevée. Or, c’est justement la caractéristique que produit une déshydratation sur les liquides du métabolisme. Le ralentissement enzymatique finit donc par interrompre toute vie organique, puisque la production d’énergie, d’hormones, de substances réparatrices indispensable à la bonne marche de l’organisme s’amenuise.
La déshydratation précipite également le corps dans une auto-intoxication cellulaire. En permanence, les cellules produisent des déchets et des résidus métaboliques dont l’eau est l’agent d’évacuation. La sueur est en effet constituée de 99 % d’eau, l’urine de 95 %, l’air expiré et les selles d’environ 80 %. Le processus de nettoyage et d’élimination ne diminue pas, mais se fait avec moins de liquide si le corps n’en dispose pas en quantité suffisante. Dans ces conditions, l’élimination des toxines est moins efficace et leur taux dans le sang et les sérums cellulaires augmente. Les déchets s’accumulent dans les émonctoires et se déposent sur les parois des vaisseaux en congestionnant les organes.
Le ralentissement enzymatique et l’auto-intoxication engendrent tous deux la plupart des troubles caractéristiques qui surgissent en cas de déshydratation prolongée et non contrôlée. Si la déshydratation se poursuit, les cellules du corps commencent à se ratatiner et à ne plus fonctionner correctement, et les tissus amorcent un processus de dessèchement. Les cellules cérébrales, plus sensibles, occasionnent chez la personne déshydratée des épisodes de confusion et de troubles neurologiques. Le cerveau représente un cinquantième du poids total de l’individu, mais reçoit 18 à 20 % de la circulation sanguine. Il s’accorde une priorité absolue sur tous les autres organes. La fonction cérébrale utilise l’énergie électrique produite par la force de l’eau des pompes génératrices d’énergie. En cas de déshydratation, la production d’énergie dans le cerveau diminue, rendant inopérantes de nombreuses fonctions cérébrales et poussant le corps dans un système dépressif. Au même moment, les électrolytes comme le sodium et le potassium peuvent devenir déficients et entraîner un déséquilibre osmotique qui empêche l’eau de circuler aussi facilement de l’intérieur des cellules vers le sang et réduit par conséquent son volume. La pression artérielle commence alors à chuter, entraînant des vertiges et une sensation de perte de conscience imminente. Si la déperdition d’eau et d’électrolytes se poursuit, elle peut s’abaisser à un seuil dangereusement faible, ce qui entraînera un état de choc osmotique et des lésions graves de plusieurs organes internes primaires, les reins, le foie et, bien sûr, le cerveau.
Régis Belleville a effectué deux voyages au bout de la soif. Dans le cadre de la méharée entreprise en 2005-2006 pour traverser le Sahara à hauteur du 20e parallèle, il a connu au-delà du puits de l’arbre du Ténéré, alors qu’il était à mi-parcours de sa traversée de l’océan Atlantique à la mer Rouge, plusieurs jours de tempête de sable qui, dans l’état physique où il était et du fait de son rationnement en eau, l’ont conduit à l’état de déshydratation avancé qui faillit lui être fatal. À la fin de l’année 2007, pour mieux comprendre les états physiologique et psychologique qu’il avait endurés, il s’est livré, dans un cadre scientifique, à une expérience de déshydratation au cœur de la Majâbat al-Koubrâ chère à Théodore Monod. Un mois durant, seul, il a volontairement abaissé sa consommation d’eau de 4 à 1 litre par jour, en se livrant parallèlement à une batterie de tests destinés à mesurer l’altération des fonctions cognitives et des processus de décision. Ces tests, analysés par Cécile Vallet du département des Sciences et Techniques des activités physiques et sportives de l’Université Paris 13/Maison des sciences de l’homme, apportent un éclairage nouveau sur le rapport de l’homme à l’isolement et à la soif. Son séjour a en outre permis à Régis Belleville, qui d’habitude connaissait le mouvement incessant des méharées hauturières, d’approfondir la géologie, la flore et la faune – corbeaux, fennec, scorpions, vipère – et le milieu interdunaire hostile du désert des déserts mauritanien. Un voyage au bout de la soif qui, par le fait même, constitue un étonnant voyage immobile.
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Livre de l’intervenant en rapport avec cette conférence :
Voyage au bout de la soif, Seul au milieu du Sahara
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