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Sibérie : une école itinérante pour les Évenks de l’Amour
par &
le jeudi 3 juin 2010 à 20 heures 30


Le peuplement évenk occupe l’immense territoire qui s’étend, en Sibérie, des affluents de l’Ob aux rivages méridionaux de la mer d’Okhotsk et à l’île de Sakhaline, et des côtes de l’océan Glacial Arctique à la Transbaïkalie et au fleuve Amour. Jadis exclusivement éleveurs de rennes, chasseurs et pêcheurs, les Évenks, qui étaient 35 000 en Russie en 2002 (contre 30 000 en Chine), comptent aujourd’hui des sédentaires vivant dans des villages ou des villes. La proportion de la population évenke russe vivant en milieu villageois varie de 10 % à 90 %. Quant à la proportion vivant en milieu urbain, elle est très faible, sauf à Iakoutsk, la capitale de la Iakoutie, qui rassemble près de 2 000 d’entre eux. Les villages construits à l’époque soviétique sont le plus souvent pluriethniques ; y vivent des Évenks, ainsi que des Chinois ou des Russes. Dans certaines régions, les Évenks ont été totalement sédentarisés et les villageois ne sont plus en contact avec leurs parents restés nomades. Chez les Évenks orochon, les villages servent de plaques tournantes pour les nomades qui gravitent autour, à une distance qui varie de 20 à 300 kilomètres.
La plupart des villageois sont salariés en tant qu’employés d’institutions d’État ou de petites entreprises locales (commerces, coopératives familiales). Mais la crise économique qui a suivi la chute de l’URSS a fait croître le chômage de manière inquiétante et nombreux sont ceux qui doivent se contenter des allocations familiales ou des retraites. Apparaissent alors différents moyens de subsistance : travaux de couture comme la confection d’objets hybrides (bottes en peau de renne et à semelles de feutre, chapeau en fourrure…), vente aux allochtones des baies et champignons, chasse et pêche occasionnelles et, pour quelques-uns, emplois ponctuels dans les villes ou les exploitations minières. Les villageois survivent aussi grâce aux dons de gibier et à la vente des fourrures rapportées par les nomades. Les enfants des familles défavorisées scolarisés en internat y sont nourris, logés et habillés. Parallèlement, une partie des sédentaires retourne à la vie nomade. Outre qu’elle est rare, l’aide humanitaire est souvent plus symbolique que suffisante.
Les Évenks citadins sont essentiellement des intellectuels en poste dans les universités, les administrations, et les institutions culturelles. On leur doit de nombreux ouvrages de littérature moderne en évenk ou en russe, des travaux ethnographiques, en particulier sur le folklore ; on leur doit aussi une presse écrite, télévisée et radiophonique en évenk, surtout dans l’okrug (« district ») autonome évenk (région de Krasnoïarsk) et en Iakoutie. Se sentant investis du devoir de sauver les leurs du néant culturel, ils s’affirment dans un rôle de guides spirituels en réorganisant les rituels collectifs interdits dans les années 1930. C’est dans les villes et les hameaux à forte proportion d’Évenks que ces rituels du « retour à la tradition » sont pratiqués avec le plus de régularité.
Par ailleurs, ces milieux intellectuels urbains expriment et revendiquent une identité pan-évenke qui n’est pas réellement de mise chez les nomades. Ce sentiment identitaire, bien que ne pouvant être tenu pour nationaliste au sens propre, est à l’origine de la création d’associations évenkes dont le but est de conserver la culture, la langue et les modes de vie traditionnels. L’okrug autonome évenk a aujourd’hui son drapeau, un site Internet, un parlement et une capitale, Tura, et les intellectuels tentent de se faire entendre sur la scène internationale. Mais les villageois ne parviennent pas à trouver de l’aide pour soutenir leurs projets de petites entreprises qui permettraient aux sédentaires comme aux nomades de survivre dans le cadre de la nouvelle économie de marché.


Depuis son premier voyage en Iakoutie en 1994, Alexandra Lavrillier n’a eu de cesse de retourner en Sibérie. Ses séjours renouvelés auprès des Évenks du nord de la région de l’Amour l’ont sensibilisée à la difficile scolarisation des enfants de la taïga. Le système scolaire russe leur prévoit une place dès l’âge de 6 ans dans des internats villageois, où ils perdent progressivement contact avec le mode de vie, la langue, les techniques et les rituels de leurs parents éleveurs de rennes. À l’initiative des Évenks eux-mêmes, l’anthropologue française mûrit l’idée d’une école qui se déplacerait avec ordinateurs, tables et chaises sanglés sur des traîneaux tirés par rennes. Après huit années d’efforts et de démarches auprès de l’administration, cette école, adaptée au mode de vie des nomades et proposant un enseignement de qualité, a vu le jour avec l’assentiment des autorités. Les fils et filles de renniculteurs peuvent ainsi continuer de vivre en famille en suivant des cours donnés en russe et en évenk. Ils n’ont plus à choisir entre leur héritage traditionnel et l’accès à la modernité. Toutes les matières du cursus scolaire russe ordinaire leur sont enseignées, y compris l’anglais, le français, l’informatique ainsi qu’une série de cours et d’activités liés à la conservation de la tradition évenke : ils s’initient même à la parole des chamans par la magie des archives consultées sur Internet.
Emmitouflée dans un épais manteau et une chapka en fourrure de renard, Alexandra Lavrillier conduit les traîneaux qui glissent sans bruit à travers la forêt boréale enneigée. Dans chaque campement, qui compte en général cinq ou six enfants, elle installe la tente-école, y allume le poêle puis s’improvise institutrice. Elle vérifie que les enfants ont assimilé les leçons et que leurs mères ont dispensé les cours en son absence, entame un cours d’éducation sportive ou participe, après une initiation à l’informatique, au dépeçage d’un ours et au tannage de sa peau. Selon le niveau et les lacunes des enfants, qui ont des devoirs jusqu’au retour de l’école, les professeurs séjournent une ou deux semaines dans leur campement. Parallèlement au retour des enfants au sein des familles, un exode urbain s’amorce doucement avec certains adultes qui choisissent de quitter la précarité désespérante des villes pour regagner les forêts où vivent les esprits de leurs ancêtres. L’école nomade produit également ses propres manuels scolaires en langue évenke ainsi que d’autres ouvrages comme un guide de la faune et de la flore, qui aideront peut-être les Évenks sédentarisés à redécouvrir leurs racines.




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