Les confins du Yunnan, en Chine
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Ouvrant un atlas à la page de la Chine, si l’on place la pointe d’un compas sur la ville de Kunming puis trace un cercle passant par Bangkok, se révèle la situation qu’occupe le Yunnan, le « pays au sud des nuages ». Frontalier avec le Vietnam, le Laos, la Birmanie et le Tibet, le Yunnan est incontestablement, aux plans géographique, climatique et culturel, le carrefour de cette partie du monde. Avec une superficie de 394 000 km2, cette province présente des paysages qui vont des jungles exubérantes du Xishuangbanna aux sommets vertigineux des contreforts de l’Himalaya, de la forêt de pierre de Kunming aux rizières en terrasses de Yuanyang, des eaux limpides du lac Lugu au canyon vertigineux de la Salouen. Paradoxalement, le climat y reste tempéré. Trois cents jours par an, les températures moyennes oscillent entre 10 et 30 °C, aussi son chef-lieu, Kunming, est-il surnommé la « ville du printemps éternel ». La population avoisine 45 millions d’habitants, où se croise la plus grande concentration de minorités de Chine, avec principalement les Yi, les Naxi, les Tibétains, les Dai, les Bai, les Zhuang, les Miao, les Loutse, dont beaucoup conservent leurs coutumes ancestrales.
La région des trois fleuves
Au nord de Lijiang, les impressionnantes gorges du Saut-du-Tigre marquent le début des marches tibétaines, succession de plateaux entre 2 200 et 4 000 m d’altitude. Dans cette région, trois des plus grands fleuves d’Asie – le Yangtsé, le Mékong et la Salouen – ont des cours parallèles. En raison de ce miracle géographique et de son étonnante biodiversité, cette région a été classée « Patrimoine de l’humanité ». À l’extrême ouest, la Salouen est restée longtemps ignorée. Carte blanche sur les atlas, elle avait la réputation d’être « le dernier refuge de la sauvagerie ». Dans les récits d’exploration, on apprend qu’un Chinois qui s’aventurait dans ce pays devait, avant de partir, s’acquitter en vendant sa femme. Il est vrai que les Tibétains du Tsaralong et les Lissou ont veillé, de génération en génération, à ce que la Salouen conserve son surnom de « vallée de la Mort ». En 1910, les Allemands Brunheber et Schmitz sont les premiers Occidentaux à remonter la totalité du fleuve. L’accueil que leur font les Lissou est effroyable : ils sont massacrés ! D’autres explorateurs, qui se heurtent plus au nord aux Tibétains du Tsaralong, décrivent un univers féodal coloré de lamas fourbes, de brigands épiques et de seigneurs superstitieux.
Les Tibétains catholiques
À partir de 1854, des missionnaires français, dont l’enthousiasme porte l’Évangile au Tibet, poussent jusqu’à ces confins. Ils y font la rencontre des Loutse, une ethnie plutôt joviale, pacifique et alcoolique, qui subit alors l’autorité des chefs tibétains et de leurs lamaseries, qui les endettent, ainsi que les humeurs des farouches combattants lissou qui les enlèvent pour les vendre comme esclaves. Voyant ces missionnaires aux barbes foisonnantes, les Loutse se convertissent rapidement au christianisme. C’est dans ces vallées encaissées, au milieu de ce creuset de peuples et de religions que les pères des Missions étrangères de Paris s’implantent. Ils bâtissent des chapelles et des écoles mais aussi des routes, des ponts, et vont jusqu’à planter des vignes. En ces temps héroïques, une dizaine de missionnaires finissent torturés, affamés, fusillés, décapités, mutilés, lapidés ou noyés… Durant un siècle d’apostolat, à la sueur de leur front, les pères ont su calmer les cœurs : à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Salouen, contrée que la Chine n’avait pas réussi à annexer, est pacifiée. Toutefois, l’arrivée en 1952 des troupes communistes chasse à jamais les missionnaires. Depuis, les nouvelles sont rares mais subsistent aujourd’hui plus de 10 000 Loutse, isolés du monde, qui prient chaque jour pour le retour des pères.
Le pèlerinage du Kawakarpo
Plus au nord, à la frontière du Yunnan et du Tibet, le Kawakarpo culmine à 6 470 m. Cette montagne du « Génie des neiges blanches » est placée sous le signe de la Chèvre et de l’Eau. Venus des quatre coins du Tibet, les pèlerins y affluent pour en faire le tour en priant – ils appellent cela « faire sa kora ». Ce pèlerinage de quatorze jours à pied est sûrement l’un des plus fantastiques et méconnus du « pays des Neiges ». Venus du Tibet, du Qinghai, du Gansu et du Sichuan, les pèlerins, au nombre de 500 par jour et de plus de 100 000 en 2003, année jubilaire comme tous les soixante ans, suivent des sentes vertigineuses qui traversent des décors dignes du roman Les Horizons perdus de James Hilton, allant de la jungle hostile aux névés glacés des cols à plus de 4 000 m, des eaux tumultueuses du Mékong et de la Saluen à des déserts arides hérissés de cactus… « Tout passe, tout est souffrance, tout est irréel », disait le Bouddha.
Les Mosuo, une société matriarcale
Établis sur les premiers contreforts de l’Himalaya, entre la province du Yunnan et du Sichuan, sur les bords du lac Lugu, à 2 600 m, les Mosuo vivent depuis deux mille ans sans l’institution du mariage. Chez eux, les notions de père et de mari sont inexistantes. Les foyers mosuo regroupent sous un même toit deux à quatre générations, où le rôle de chef revient à la femme la plus âgée ou la plus vaillante. La dabu répartit les tâches agricoles entre les membres de la maisonnée, accueille les hôtes et organise les cérémonies religieuses. Les enfants sont affiliés au groupe maternel et portent le nom de leur mère. Chez les Mosuo, l’amour libre est une institution : le mariage n’existe pas et la fidélité est une hérésie. Hommes et femmes changent de partenaires au gré des rencontres : les premiers expriment leurs désirs et les secondes y consentent ou non. Au fil des années, les liaisons se nouent et se dénouent, seul l’inceste est prohibé. Les notions de jalousie et de possession sont étrangères aux Mosuo, dont les enfants ne connaissent pas leur père et, s’ils l’apprennent, ne voit en lui qu’un géniteur.
Farouches Lissou, Loutse catholiques, Mosuo libertins, le Yunnan qui abrite 25 des 56 ethnies de Chine est sans conteste sa province la plus colorée et énigmatique.
En 1999, Constantin de Slizewicz apprend de la bouche d’un vieux prêtre l’existence de peuplades tibétaines et chrétiennes subsistant dans des vallées coupées du monde, au nord-ouest du Yunnan. Un siècle auparavant, des missionnaires, géographes et ethnologues français explorèrent ces mondes perdus. Ils y laissèrent parfois leur vie, mais aussi leur empreinte. Toutefois, depuis cinquante ans, les nouvelles qui en proviennent sont rares. Constantin de Slizewicz décide alors de partir sur leur trace, et commence pour lui une aventure dont il ne sortira pas indemne. Il effectue plus d’une dizaine de séjours dans ces vallées où, suivant la trace des missionnaires, il a retrouvé leurs églises, tombes, photos, témoignages, bibliothèques, vignobles, hospices, reliques, objets et écrits… Ce faisant, il découvre un Tibet inouï, en contradiction avec les versions idéalisées de l’Occident, de Pékin ou de Dharamsala. Un univers peuplé d’amazones farouches, de tribus catholiques priant dans des églises de pierre construites par des pères français, de fiers nomades épris de liberté et d’armes de guerre.
Depuis les vallées de la Salouen, du Mékong ou du Yangtsé et jusqu’aux confins de l’Amdo, le jeune voyageur vit un tourbillon de rencontres, au cœur d’un Tibet toujours féodal et religieux, malgré cinquante ans d’occupation chinoise. Sur les routes, dans les jungles et les steppes, aux abords de montagnes inviolées, aux portes des temples, dans les églises et les lupanars, dans les forteresses et les tentes de nomades, il découvre les redoutables Golok, les braves Loutse et d’incroyables bouddhas vivants.
En savoir davantage sur :
Livre de l’intervenante en rapport avec cette conférence :
Les Peuples oubliés du Tibet
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