Tchernobyl : vingt-trois ans après
par Noak Carrau
Kourtchatov, petite ville de HLM aux larges avenues arborées, dans le sud de la Russie, abrite une centrale nucléaire, sœur jumelle de celle de Tchernobyl. Kourtchatov immortalise le nom du savant Igor Kourtchatov, mort en 1960, qui fut le père de la puissance nucléaire soviétique, civile et militaire. Construites dans les années 1970, à l’apogée de la puissance de l’URSS, les petites villes – à l’échelle du pays, 50 000 habitants – comme Tchernobyl, Pripyat ou Kourtchatov abritaient une population privilégiée vivant confortablement et travaillant directement ou indirectement pour leur centrale. Les quatre réacteurs RMBK chauffent et éclairent la ville et alimentent toute la province.
À Pripyat, la vie a cessé d’un coup. Non pas le 26 avril 1986, lors de l’explosion du réacteur n° 4 de Tchernobyl, à 4 km de là , mais trente heures plus tard, quand mille autobus ont embarqué toute la population pour plusieurs jours d’éloignement. Malgré le dévouement fatal de centaines de milliers de « nettoyeurs », la ville modèle irradiée reste invivable, sauf pour quelques vieillards indifférents aux contaminations. Ainsi, plus de 300 000 personnes évacuées de la région ont dû refaire au loin une vie de parias dans des conditions précaires.
La plus grande catastrophe nucléaire, vomissant dans l’atmosphère plus de cent fois les radionucléides contenus dans la bombe d’Hiroshima, aurait causé 50 morts directes et quelque 4 000 morts précoces par des cancers induits dans les populations exposées, selon les rapports de l’Organisation mondiale de la santé et de l’International Atomic Energy Agency. Chiffres dérisoires et trompeurs probablement : les thuriféraires du nucléaire veulent toujours rassurer, à l’Ouest comme à l’Est. Pourtant, la vraie catastrophe n’est pas à Pripyat, à Tchernobyl, dans les immenses zones irradiées mais plutôt dans les dégâts collatéraux : l’effondrement moral ou social de tout un pays, la Russie, raconté par les chiffres bruts de la démographie. Ainsi l’espérance de vie des hommes, en deux décennies entre 1989 et 2009, chute de neuf ans pour tomber à 59 ans (de 75 à 72 ans pour les femmes), rejoignant celle de certains pays africains. Des millions d’hommes se suicident, non pas sous le métro, mais dans la vodka, le tabac, les amphétamines, ou les roulettes russes de la misère, victimes d’une guerre invisible. Et, selon la médecine scolaire russe, un enfant sur dix seulement n’a besoin d’aucun soin !
À Kourtchatov, la crise frappe aussi, aggravée par la difficile reconversion économique du pays. À 700 km de Moscou, la ville semble garder un cœur plus proche encore de l’URSS que de l’ultralibéralisme. La centrale loge ses hôtes rue des Communistes et la place principale garde le nom et la statue de Lénine, comme à Pripyat. Écoles, hôpital, crèches, la plupart des services sociaux fonctionnent normalement et pour tous, et plus d’un responsable parle avec nostalgie de l’époque soviétique. Pourtant la joie reste toujours présente, les rues et les parcs sont animés et le soir jeunes et moins jeunes dansent avec entrain sur du rock russe, même si la plupart des musiciens des restaurants ont laissé place à des karaokés. Et, tôt le matin, les bus de la centrale de Koursk emportent les cohortes de travailleurs du nucléaire. Les réacteurs ont couvert leur temps de vie théorique, trente ans, mais après d’importants travaux d’amélioration de la sécurité – pour près d’un milliard de dollars –, ils viennent d’obtenir l’agrément de l’AIEA pour quinze ans de prolongation. Et Rosenergoatom, l’entreprise d’État, planifie la construction d’un à deux réacteurs atomiques par an jusqu’en 2030, pour fournir alors 25 % de l’électricité russe.
Titulaire d’un DEA en anthropologie et d’une licence de russe, Noak Carrau est d’origine russe par son père. À la suite d’une décennie consacrée à la pratique de la photographie de théâtre et de danse, il rejoint en 1985 le collectif « Le Bar Floréal », qui soutient une démarche de photographie sociale engagée. Devenu journaliste, il tente ainsi de concilier une écriture en images et en paroles, qui raconte l’histoire des pays et de leurs transformations, notamment celles des anciennes républiques soviétiques.
Passionné de sciences et de la problématique de la représentation de l’« invisible », comme les rayonnements ionisants ou les nanotechnologies, Noak Carrau effectue depuis plus de dix ans des reportages pour l’Institut de recherche en sûreté nucléaire, l’institut Curie ou le musée du Temps à Besançon. Son travail documentaire effectué dans la centrale de Tchernobyl et la ville proche de Pripyat fait remonter en surface les dossiers enterrés de Tchernobyl, leurs incohérences et leurs scandales, et tempère l’optimisme relatif au développement de l’énergie nucléaire.
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