Moscou (Russie)
Année 2016
© Éditions Librika, Nijni-Novgorod (Russie)
Levée d’écrou :
« Je ne puis me souvenir d’une seule journée de camp vécue sans aventure. Il s’y passait toujours quelque chose, et même en l’absence d’événements extérieurs, on sentait toujours bouillonner le tréfonds de soi, une rivière en crue qui appelait une réaction sur-le-champ. Quelle étrange machine que l’homme : vous êtes condamné à vingt-cinq ans d’emprisonnement, autant dire à perpétuité, et vous vous réveillez de vous-même, à 6 heures moins le quart, quinze minutes avant le coup de gong dans les ténèbres du matin, avec pour seule pensée de forer la roche dans la journée à venir comme s’il n’y avait rien de plus important au monde. Et pourtant, qu’on y réfléchisse un instant : qu’avez-vous à faire de cette roche ? Ou bien vous avez entendu dire que les brigades de Bykov, d’Ogarkov ou de Tchesnokov avaient de l’avance et qu’elles allaient peut-être remplir le Plan mensuel avant le 20 du mois ; alors vous vous sentez partie prenante d’une course effrénée que vous ne pouvez pas ne pas gagner. Pour le 20 ? Nous le bouclerons pour le 19 ! Des milliers et des milliers de gens travaillent ainsi. Seigneur, me disais-je dans la nuit, tu me pousses à courir, à dépasser, à franchir le premier la ligne d’arrivée tout en sachant pertinemment que ni maintenant ni dans les vingt-cinq années à venir nul n’aura pour moi le moindre mot gentil? Mais non, je cours, je cours en rond, comme un cheval débridé que rien ne peut arrêter. »
Tu seras un homme, Des camps et des mines d’or de la Kolyma à Moscou
(p. 201-202, Transboréal, ? Sillages », 2018)