Boukhara (Ouzbékistan)
Année 2014
© Isabelle Peltier
Mise en route :
« Nous n’avions d’autres contraintes que les deniers contenus dans notre bourse, et surtout les aléas climatiques. Il fallait avoir laissé derrière nous les fournaises du Turkestan chinois avant le début de l’été, mais cela supposait d’avoir auparavant franchi les cols des Tian Shan après la fonte des neiges, au début du mois de juin. Les steppes de Mongolie, brûlantes sous le soleil de juillet et glacées dès le commencement de l’automne, ne nous laissaient guère le choix : nous devions les parcourir en août. Tels les monarques mongols de jadis, nous ne gagnerions Pékin qu’une fois les torrides chaleurs estivales apaisées. Enfin, cap au sud, vers la Corée et le Japon, pour la dernière partie du périple, en quête de havres hospitaliers aux températures clémentes durant l’hiver.
Quoi de commun entre tous ces ailleurs, entre les cimes des “monts Célestes” et les matins calmes coréens, distants de 5 000 kilomètres ? La silhouette d’un géant nommé Gengis Khan, qui fit trembler la terre au XIIIe siècle. Si je suis parti à la rencontre des Ouzbeks, Kazakhs, Kirghizes, Ouïghours, Mandchous – peuples nomades qui se sont taillé, à la pointe de l’épée, de vastes royaumes –, aucun d’entre eux n’a pourtant su rivaliser avec l’Empire mongol à son apogée. Des caravansérails de Samarcande aux néons de Séoul, en passant par les plaines ocre du nord de la Chine, nous avons sillonné le plus vaste empire que l’histoire ait connu. Face à ces hordes surgies du Septentrion, les fermiers chinois, les citadins perses et les fameux samouraïs japonais ne s’en sont pas laissé conter. Cette confrontation entre civilisations nomade et sédentaire constitue l’axe historique du monde asiatique, au cœur de “l’île-monde” émergeant de l’océan terrestre eurasien décrit par Halford Joseph Mackinder, le père de la géopolitique, qui prophétisait dès l’aube du XXe siècle que le sort du monde se jouerait sur ces dernières terra incognita. Citadelles ou champs de bataille, les manifestations récurrentes de ce conflit millénaire jalonnent en filigrane le tracé de notre itinéraire. Il s’incarne aussi dans la Grande Muraille, balafre barrant l’horizon, rempart cyclopéen séparant deux mondes antagonistes. Voilà pour l’épopée.
Et nous dans tout cela ? Deux pèlerins maladroits sur la route de la soie, deux pékins, si j’ose dire, aux yeux écarquillés. En emboîtant le pas au premier des grands khans, j’espère lever le voile entourant la chevauchée fantastique de Temüjin et de ses héritiers, qui les a conduits aux confins du monde. À ma modeste mesure, j’entends montrer l’avers de la légende noire, et percer à jour le mystère de cette aventure humaine, politique, militaire, à nulle autre pareille. »
Dans l’ombre de Gengis Khan
(p. 15-16, Transboréal, ? Voyage en poche », 2015)