Patrice de Ravel

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Limoges (France)
Année 2009
© Françoise de Ravel
Historien autodidacte du canoë-kayak et libraire spécialisé.

Surprise au bord de l’eau :


« La rivière était étroite et sinueuse. Bordée d’arbres comme souvent. Ce n’étaient pas de ces bouquets de saules ou d’acacias envahissant l’ourlet de la rive, ils étaient sûrement centenaires et avaient été plantés un peu en retrait comme bois d’œuvre. Des frênes et des chênes se succédaient donc, permettant au regard de s’échapper vers les prés à l’arrière-plan. Les filets d’eau couraient gentiment, se bousculant d’une rive à l’autre. Mon canoë se laissait un peu aller pendant que je suivais de l’œil la lèvre d’eau qui noircissait l’à-pic de la berge, cherchant quelques trous habités. J’étais délicieusement seul, buvant de tous mes pores les bouffées d’air plus fraîches qui se tapissaient sous les branches. Je retardais sans cesse l’heure de la prochaine halte pour ne pas interrompre le fil de l’enchantement. Là où j’aurais pu pourtant débarquer, un autre isolement que le mien s’était glissé sous l’ombre. Dans une sorte de clairière, un couple d’adolescents était allongé sur l’herbe au bord de l’eau, se sentant à l’abri des yeux du hameau que l’on devinait à travers les troncs. Seuls au monde, ils laissaient leurs mains courir sur la peau de l’autre, repoussant encore davantage des tissus déjà bien retroussés. Le silence que n’arrivent pas à briser le canoë ni sa pagaie, on le sent dans ce cas, est un tort. Mais comment aurais-je pu deviner ? J’ai manqué de confiance dans mes semblables. Il était effectivement impensable que je fusse le seul à avoir eu l’idée de chercher quelques instants de bonheur dans un tel cadre. J’aurais dû me douter de sa possibilité, en estimer la probabilité et, pour garantir les éventuels trouveurs de bonnes idées de ma venue, chanter ou, au moins, siffloter. Mais, hélas, ce n’est pas mon habitude, je préfère écouter les oiseaux et le “crr-crr” des insectes. Et eux, comment auraient-ils pu deviner ? Nous n’étions ni un samedi ni un dimanche, ce n’étaient même pas les vacances. La surprise fut partagée. Ils me virent au dernier moment, lorsque je débouchai d’une ombre. Je les vis en même temps. Fut-ce un éclat de lumière ou de couleur qui les alerta, ou un sixième sens ? Qu’importe. Un instant, nos regards se sont croisés et, pour ce coup, je me suis demandé s’il fallait que je dise bonjour, que je tourne la tête ou que je passe l’œil vide et l’esprit ailleurs. Je les ai salués dans un large sourire, regrettant dans le même temps que, malgré ce sourire, jamais plus cette ombre ne les accueillerait. Peut-être ne le savaient-ils pas encore, n’avaient-ils pas vraiment compris que celle qu’ils pensaient être leur complice les avait trahis. »


Extrait de :

La Caresse de l’onde, Petites réflexions sur le voyage en canoë et la liberté de naviguer
(p. 70-71, Transboréal, « Petite philosophie du voyage », 2009, rééd. 2018)

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