Jean Malaurie

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Géomorphologue et ethnologue. Auteur des Derniers Rois de Thulé et fondateur de la collection « Terre humaine ».

Quinze cents kilomètres d’exploration :


« J’entreprends d’installer sommairement une petite station d’observation météorologique (température, pression) qui, dans toute la mesure du possible, fonctionnera jusqu’à mon départ. J’attrape mon sac ; en route !… Il fait beau. En allongeant le pas, on sent les muscles se détendre, grandir le souffle ; le corps tout entier se réveille et frémit à la lumière après les longues journées d’hiver ; tout l’après-midi, j’ai marché ainsi de butte en butte, le crayon, la planchette à la main. Je vais devisant et discutant seul, à haute voix parfois, devant la carte de Lauge Koch sur laquelle je m’appuie. De longs stationnements pour faire des visées à la boussole ou au fusil, pour dresser un croquis, relever et vérifier des altitudes au baromètre.
Le plaisir de lever une carte ? Tous les topographes le connaissent. C’est avec une réelle satisfaction qu’à la fin d’une course, on voit se fixer peu à peu sur le papier, s’ordonner les traits essentiels d’un paysage la veille encore inconnu ou incompris : “Cette rivière-là… cette butte-ci… en avant de cette autre. Trop au nord, cette île…” Et d’effacer, de crayonner de nouveau. Je fais 10, 15 kilomètres par jour, parfois davantage. De la rocaille, de la neige ; un horizon amical et hostile. Ici, “rien ne vous attire et tout vous retient cependant”. Serait-ce parce que le pays, dur, peut être avec une soudaineté imprévisible, tantôt si hostile, tantôt si amical ?
Le chien est à mes pieds. Il me suit. Je m’arrête ; il s’arrête, s’enfonce en barbotant dans la neige et s’endort. Au bout d’un temps, il lève sa petite tête pointue, me regarde doucement de ses yeux couleur de caramel. “Part-on cette fois ?…” L’ébauche d’un geste et il se redresse joyeusement, dévale la pente en jappant ; Caporal est heureux ; il court dans la neige à “la découverte”…
Les journées passent. Le soleil s’élève maintenant à trois doigts au-dessus de l’horizon. La routine du travail m’a repris. L’âpreté aussi d’une vie au grand air. C’est avec une inquiétude paysanne que je flaire le temps. Le pays est à moi seul et dès l’aube je savoure la fraîcheur du sol qui fume, le ouaté de la brume qui monte des craquelures de la banquise. Les moindres bruits parlent. Un son mat ? c’est un rocher qui se détache de la falaise ; un écho feutré et sourd ? c’est un pan de neige qui glisse ; ce névé qui brille ? À contourner si possible, la neige y est molle. Cette glace noire ? À éviter, elle se déroberait sous le pied. Cette glace blanche ? Bonne, épaisse. Je connais désormais le cri du bruant, le croassement sinistre du toulouaq ou corbeau, le sifflement lancinant des tatseras, perçant du gerfaut, nasillard de la sterne. Bientôt le kaksaoût fera entendre son appel déchirant ; l’oie rieuse cacardera le long de la côte. De piton en piton, j’observe la poursuite des perdrix. L’air bruisse, le printemps est proche ; la nature se met tumultueusement “en travail”. »


Extrait de :

Les Derniers Rois de Thulé, Avec les Esquimaux polaires, face à leur destin
(p. 274-276, coll. « Terre humaine », Plon, 1955, 5e éd. 1989)

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