Collection « Voyage en poche »

  • Fugue au cœur des Vosges
  • Quatre hommes au sommet
  • À toute vapeur vers Samarcande
  • Trilogie des cimes
  • Chroniques de Roumanie
  • Au gré du Yukon
  • Carnets de Guyane
  • Route du thé (La)
  • Jours blancs dans le Hardanger
  • Au nom de Magellan
  • Faussaire du Caire (Le)
  • Ivre de steppes
  • Condor et la Momie (Le)
  • Retour à Kyôto
  • Dolomites
  • Consentement d’Alexandre (Le)
  • Une yourte sinon rien
  • La Loire en roue libre
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Au vent des Kerguelen
  • Centaure de l’Arctique (Le)
  • La nuit commence au cap Horn
  • Bons baisers du Baïkal
  • Nanda Devi
  • Confidences cubaines
  • Pyrénées
  • Seule sur le Transsibérien
  • Dans les bras de la Volga
  • Tempête sur l’Aconcagua
  • Évadé de la mer Blanche (L’)
  • Dans la roue du petit prince
  • Girandulata
  • Aborigènes
  • Amours
  • Grande Traversée des Alpes (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Vers Compostelle
  • Pour tout l’or de la forêt
  • Intime Arabie
  • Voleur de mémoire (Le)
  • Une histoire belge
  • Plus Petit des grands voyages (Le)
  • Souvenez-vous du Gelé
  • Nos amours parisiennes
  • Exploration spirituelle de l’Inde (L’)
  • Ernest Hemingway
  • Nomade du Grand Nord
  • Kaliméra
  • Nostalgie du Mékong
  • Invitation à la sieste (L’)
  • Corse
  • Robert Louis Stevenson
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Sagesse de l’herbe
  • Pianiste d’Éthiopie (Le)
  • Exploration de la Sibérie (L’)
  • Une Parisienne dans l’Himalaya
  • Voyage en Mongolie et au Tibet
  • Madère
  • Ambiance Kinshasa
  • Passage du Mékong au Tonkin
  • Sept sultans et un rajah
  • Ermitages d’un jour
  • Unghalak
  • Pèlerin d’Occident
  • Chaos khmer
  • Un parfum de mousson
  • Qat, honneur et volupté
  • Exploration de l’Australie (L’)
  • Pèlerin d’Orient
  • Cette petite île s’appelle Mozambique
  • Des déserts aux prisons d’Orient
  • Dans l’ombre de Gengis Khan
  • Opéra alpin (L’)
  • Révélation dans la taïga
  • Voyage à la mer polaire
Couverture
Bâb al-Sabah :

« “Une bonne journée pour moi”, fit Tareq d’une voix qui se voulait assurée, au terme de longues minutes.
Juché sur sa caisse, Abraha ne lui apparaissait pas, mais Tareq jugea que le ton de sa voix, posé et doux comme il devait l’être à cet endroit et à cet instant, suffisait pour que son ami l’entende. L’autre ne répondit pas. Sans doute avait-il bougé une des rides entourant ses lèvres, en partage de la satisfaction exprimée par son jeune ami. Tareq ne s’étonna aucunement de ce silence. Depuis longtemps, le jeune livreur avait compris que pour eux les gains et les pertes ne signifiaient rien, ou du moins, ne provoquaient aucun frisson de plaisir ni aucune affliction. Néanmoins, Tareq tenait à exprimer son idée :
“Vraiment une bonne journée.
— Mabrûk ! Sur toi, la bénédiction !” chuchota cette fois-ci Abraha avec une conviction voilée de lassitude.
“Si tu penses que je parle d’argent, tu te trompes”, songeait Tareq avec un rire intérieur. Certes, il avait gagné au cours de la journée, mais le gain pour l’heure n’était rien. Il y avait autre chose, de bien plus important, qui lui était arrivé au cours de l’après-midi.
Appuyé contre le mur, le dos d’Abraha reposait du côté de la vieille ville. Son regard fixait le haut de Bâb al-Sabah, le début de la ville moderne, mais comme si rien ne s’y trouvait qui fût digne d’intérêt. Le regard de Tareq quant à lui se projetait au-delà des meubles qui lui cachaient le fond de la rue, jusqu’à la place de la Libération, là où l’énergie de la révolution était récemment apparue, et même par-delà, alors que dans son dos appuyé sur le même mur que celui de Tareq bouillait une énergie tenace, qui l’appelait à se lever et à marcher droit devant lui.
“Tu es déjà allé là-bas ?”
Peut-être cette fois-ci Abraha avait-il haussé les épaules…
“Du côté de Tahrir, au-delà des barrières ?
— Bien sûr.”
Désormais, la voix d’Abraha était celle d’un esprit disponible – l’ami avait fait l’effort de s’extraire de sa contemplation.
“Très souvent.
— Ah oui ?”
Voici qui était une nouvelle formidable pour Tareq. Se trouver près d’un ami, et découvrir que cet ami connaissait des mondes éloignés et certainement merveilleux.
“Oui, confirma Abraha d’un ton dépourvu d’enthousiasme.
— Tout en haut ? Je veux dire… jusqu’au bout ?
— En haut de quoi ? À quel bout ?
— Mais tout en haut des avenues.”
Tareq chercha dans son esprit le souvenir des noms de ces avenues qu’on lui avait tant évoquées.
“Zubairi… Hadda…
— Ces rues ne montent pas. Mais oui, jusqu’au bout, enfin, pourvu qu’elles aient un bout. Allah A‘lam ! Dieu seul est omniscient.”
Tareq s’était de nouveau tu, et conservait son regard dans la même direction, du côté de la place Tahrir. Abraha respecta son silence, avant de reprendre afin d’aller au-devant de la question : “Zubairi… Hadda… Et tant d’autres. Sana‘a est immense. Plus étendue que tu ne l’imagines. Des avenues comme Zubairi et Hadda, c’est vrai qu’elles sont longues, elles s’étendent au-delà de ce que le regard peut percevoir, concéda Abraha, comme à remords mais sans sembler se laisser intimider par les dimensions évoquées. Et il y en a d’autres, des dizaines ou davantage, que sais-je, moi ? J’en ai emprunté certaines, mais j’en ignore beaucoup…”
Il s’arrêta un temps pour faire passer une ombre sur son visage, lequel était sur le point de se fermer : “Il y a plus grand. Bien plus grand… reprit-il, méfiant. Avant, j’avais un cousin qui travaillait au bout de Zubairi, en direction de l’ouest, presque à la sortie de la ville. Il y avait une rue, énorme, plus bruyante qu’un wâdî déchaîné, avec des centaines de voitures lancées à pleine vitesse…”
Abraha s’arrêta de nouveau. Le souvenir de cette rue-ci aiguisait son esprit… Elle ne semblait pas mener en ville, mais tourner en boucle…
“Et Hadda ?”
Abraha avait rapidement retrouvé son attitude nonchalante, comme s’il avait déjà repoussé loin de lui les folies dont l’homme est capable.
“Quoi Hadda ? Hadda, c’est une longue rue, oui.”
Ce nom aussi rembrunissait toutefois visiblement l’humeur d’Abraha.
“Une très longue rue ?
— Oh oui, répondit Abraha avec exagération, et en esquissant un geste du bras pour souligner ce fait… Je ne crois pas être allé au bout. Il faut des jours de marche peut-être…”
Abraha reprit au terme d’un nouveau silence : “Tu prends un bus devant Bâb al-Yaman, tu demandes ‘le bout de Hadda’, et tu paies ce qu’on te réclame… Voilà. Mais qu’est-ce qui t’appelle là-bas pour que tu sois si intéressé ?”
Alors que Tareq mettait du temps à répondre en faisant la moue, Abraha visionnait dans son esprit la furie de la longue rue. Il y avait passé le balai des années durant… Du monde sur les trottoirs, devant les magasins qui proposaient des articles inaccessibles… Et inutiles. Que voulait donc son jeune interlocuteur à cette rue ?
“Personne n’aura besoin de ta brouette là-bas, reprit-il sans aucune ironie, juste avec lucidité. Tout le monde y possède une voiture. Et les magasins ont des camions.”
Plus Abraha revivait l’atmosphère de Hadda, plus montait en lui l’instinct de la menace. Ici, entre Bâb al-Sabah et la vieille ville, un gamin à brouette pouvait vivre… Mais sur les avenues ? Il rejeta avec humeur un début de sentiment négatif, proche de l’inquiétude… Un sentiment qu’il savait inutile, à l’image des cheveux qui parfois traînent dans la soupe ; un sentiment qui ne profiterait pas, mais qui pouvait gâcher.
“On dit que c’est là-bas que vont les étrangers. Tous.”
La phrase de son jeune ami à peine terminée, Abraha sentit en lui une vague similaire à la précédente, mais qu’il s’imposa cette fois-ci d’écouter, de la façon dont on écoute une mise en garde légitime. Le ton de sa voix, qui s’agitait et se précipitait, disait que Tareq était happé par un tourbillon : “J’en ai rencontré cet après-midi. Une famille, compléta-t-il d’une voix désormais hésitante, comme s’il reconnaissait dans son innocente sincérité le peu qu’il connaissait à ce sujet. D’où viennent-ils ?”
Abraha pointa un doigt de sa main droite, celle que Tareq pouvait voir, en direction du ciel : “Regarde le ciel durant la journée, tu verras les avions qui arrivent et qui repartent.”
Tareq se tourna déjà vers le ciel, fasciné, bien qu’il n’y eût que des étoiles tout là-haut, et la lune, ronde et grise.
“Et qu’est-ce que tu leur veux aux étrangers ?
— Je ne sais pas. »
(p. 188-192)

Meskîna (p. 30-33)
Cravate ou jambiya (p. 118-123)
Extrait court
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