Collection « Voyage en poche »

  • Fugue au cœur des Vosges
  • Quatre hommes au sommet
  • À toute vapeur vers Samarcande
  • Trilogie des cimes
  • Chroniques de Roumanie
  • Au gré du Yukon
  • Carnets de Guyane
  • Route du thé (La)
  • Jours blancs dans le Hardanger
  • Au nom de Magellan
  • Faussaire du Caire (Le)
  • Ivre de steppes
  • Condor et la Momie (Le)
  • Retour à Kyôto
  • Dolomites
  • Consentement d’Alexandre (Le)
  • Une yourte sinon rien
  • La Loire en roue libre
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Au vent des Kerguelen
  • Centaure de l’Arctique (Le)
  • La nuit commence au cap Horn
  • Bons baisers du Baïkal
  • Nanda Devi
  • Confidences cubaines
  • Pyrénées
  • Seule sur le Transsibérien
  • Dans les bras de la Volga
  • Tempête sur l’Aconcagua
  • Évadé de la mer Blanche (L’)
  • Dans la roue du petit prince
  • Girandulata
  • Aborigènes
  • Amours
  • Grande Traversée des Alpes (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Vers Compostelle
  • Pour tout l’or de la forêt
  • Intime Arabie
  • Voleur de mémoire (Le)
  • Une histoire belge
  • Plus Petit des grands voyages (Le)
  • Souvenez-vous du Gelé
  • Nos amours parisiennes
  • Exploration spirituelle de l’Inde (L’)
  • Ernest Hemingway
  • Nomade du Grand Nord
  • Kaliméra
  • Nostalgie du Mékong
  • Invitation à la sieste (L’)
  • Corse
  • Robert Louis Stevenson
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Sagesse de l’herbe
  • Pianiste d’Éthiopie (Le)
  • Exploration de la Sibérie (L’)
  • Une Parisienne dans l’Himalaya
  • Voyage en Mongolie et au Tibet
  • Madère
  • Ambiance Kinshasa
  • Passage du Mékong au Tonkin
  • Sept sultans et un rajah
  • Ermitages d’un jour
  • Unghalak
  • Pèlerin d’Occident
  • Chaos khmer
  • Un parfum de mousson
  • Qat, honneur et volupté
  • Exploration de l’Australie (L’)
  • Pèlerin d’Orient
  • Cette petite île s’appelle Mozambique
  • Des déserts aux prisons d’Orient
  • Dans l’ombre de Gengis Khan
  • Opéra alpin (L’)
  • Révélation dans la taïga
  • Voyage à la mer polaire
Couverture
Carmelo, le cycliste solitaire :

« C’est par hasard et tardivement, à l’âge de 68 ans, que Carmelo s’est mis au vélo : “J’étais à la tête d’une équipe qui a inspecté les usines de sucre et d’autres endroits munis de chaudières. À Palma Soriano, l’irresponsabilité de deux hommes ivre de rhum a causé l’explosion d’une chaudière par inattention au mécanisme de soupape de sécurité. Heureusement, personne n’a été tué, mais le toit a volé, la central fut détruite. À la suite de cet événement, j’ai été victime d’un infarctus sur la route de Santiago et conduit en avion à La Havane. J’ai eu la chance de partager ma chambre d’hôpital avec le rédacteur en chef de Revolución. Au bout de six mois, je lui fis part de mon projet de pédaler jusqu’à Nuevitas. Il me garda d’entreprendre cette aventure qu’il considérait, vu mon état de santé précaire, comme suicidaire. Mais, devant ma détermination, il m’assura qu’il dépêcherait un photographe. C’est ainsi qu’est né el ciclista solitarío de Cuba ! Depuis, je n’ai cessé de pédaler.”
À l’instar de la plupart des habitants de l’île, José Ángel, l’un des fils adoptifs de Carmelo, n’en est jamais sorti. Le roman prémonitoire d’Orwell me revient à l’esprit : “Lorsque quelqu’un n’a pas de points de repère extérieurs auxquels se référer, le tracé même de sa propre vie perd de sa netteté.” Il exerce la profession de physiothérapeute et me fait part de sa condition misérable : “À quoi bon étudier pour un si maigre salaire (l’équivalent de 20 francs suisses) et aucune possibilité d’évolution, aucun espoir ?” s’interroge-t-il avec bon sens. “Ici, si tu parles ouvertement, tu perds ton travail.” Il a compris qu’un dogme est à mettre en cause jusqu’à preuve du contraire. Autant de questions qu’il me pose sur les salaires et les libertés dans mon pays natal. Je le sens à la fois servile et révolté, démuni face à la délation dans sa double gérontocratie, domestique et nationale. Il n’y a que l’esprit qui n’est pas confisqué sur cette île où tout appartient à l’État. Lorsque Carmelo laisse traîner une oreille sur nos discussions à bâtons rompus, le doyen sort de ses gonds et je mesure alors toute l’énergie volcanique qui l’habite. J’admire sa fougue intacte, un peu moins ses esclandres aux connotations politiques à l’occasion desquels son corps se relève, sa bouche profère des paroles enflammées, ses bras gesticulent, ses yeux sortent de leurs orbites. Caramba ! Carmelo perd la tête, rien ne l’arrête. Aveugle aux réalités, il se lance alors dans un éternel monologue ; une folie révolutionnaire l’embrase. Cet inconditionnel du régime vit dans le passé, celui qui l’a modelé, en défendant bec et ongles que Raúl vit modestement et travaille d’arrache-pied à la destinée du pays, qu’en aucun cas il ne profiterait du système ! Orwell encore, dans La Ferme des animaux : “Le pouvoir n’est pas un moyen, il est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature. La persécution a pour objet la persécution. La torture a pour objet la torture. Le pouvoir a pour objet le pouvoir.” Les gens le savent et rebondissent par un humour noir fracassant, seule chose dont ils peuvent jouir en abondance. Plus un régime politique est autoritaire, plus nombreuses et cinglantes sont les blagues. En voici une qui circule à Cuba :
“Un homme meurt et est envoyé en enfer. Une fois sur place, il se rend compte qu’il y a un enfer spécifique à chaque pays. Il décide d’aller visiter l’enfer allemand et demande à l’un de ses habitants :
“Que te font-ils ici ?
— Ici, d’abord ils te mettent sur une chaise électrique durant une heure, ensuite ils te couchent dans un lit plein de clous pour une autre heure et, le reste de la journée, vient un diable allemand qui te fouette le dos.”
L’homme, n’appréciant rien de tout cela, s’en va voir en quoi consistent les autres enfers. Que ce soit l’enfer états-unien, le russe ou celui de différentes nations, il se rend finalement compte que tous les enfers sont les mêmes que l’allemand, sauf celui d’une île en forme de crocodile. Devant l’enfer cubain, il y a une longue cola de gens attendant pour entrer. Intrigué, il demande à l’ultimo :
“Qu’est-ce qu’ils te font ici ?
— Ici, ils te mettent sur une chaise électrique une heure, ensuite dans un lit plein de pointes pour une autre heure et, le reste de la journée, le diable cubain te donne des coups de fouet.
— Mais, c’est exactement pareil que dans les autres enfers ! Alors, pourquoi y a-t-il autant de gens ici qui désirent entrer ?
— Parce qu’ici, à chaque instant, il y a une coupure de courant, la chaise électrique est sans pièces de rechange, les clous du lit ont été volés et le diable, quand il arrive, signe et s’en va !””

Carmelo est à des années-lumière d’admettre que cette révolution fut une sale farce, un échec, un mensonge. Gonflé d’enthousiasme, el ciclista solitarío me fait part de son dernier projet, qui l’excite au plus haut point : il souhaite plus que tout ouvrir le défilé du 1er mai 2013, à vélo avec les deux drapeaux des pays frères, Cuba et le Venezuela. De mémoire, il n’en a pas manqué un seul dans sa vie. Pour rien au monde, il ne se le permettrait. Il me montre fièrement la lettre de demande qu’il est en train d’écrire à Raúl. Elle occupe à elle seule tout son esprit, son passé et son futur. Son déni de réalité et son îléité m’effraient. En 1995, Fidel Castro était venu voir son ami architecte Oscar Niemeyer, à Rio, et il avait prononcé un rare aveu : “Désormais il ne reste plus que deux communistes au monde : moi et Oscar !” Une île dans l’île. Une formule qui aurait pu tout aussi bien s’appliquer à Carmelo, à la différence notable que le cycliste solitaire, lui, vit confiné dans l’oisiveté. Une existence modeste plus proche de celle de José Mujica, l’actuel président de l’Uruguay. Mais là encore, contrairement à ce dernier, ex-guérillero des Tupamaros dans les années 1960-1970 et détenu en tant qu’otage par la dictature entre 1973 et 1985, qui a fait de sa détention volontaire un engagement conscient, personnel et politique, Carmelo subit une “constriction”.
Chaque jour, mon interlocuteur se lève bien avant toute la maisonnée et se plie en quatre pour collecter – Dieu sait comment ! – plusieurs petits pains rationnés, pour mon seul petit-déjeuner, posé sur une table amovible vissée au mur. Le couloir de son appartement est si étroit qu’il permet tout juste de se croiser. Pour Carmelo, qui serait pourtant en âge de mériter plus, tout va bien dans le meilleur des mondes. Pourtant, lorsque je lui rapporte des olives, il fait une drôle de mine.
“Qu’y a-t-il Carmelo ?
— Vingt ans que je n’en avais plus mangé !”
Carmelo m’héberge avec gentillesse, et ne cesse de me dire qu’il ne nécessite aucune aide de ma part, mais que si j’insiste… Cette situation manque de clarté et ne me convient pas. Je préférerais qu’il m’exprime ce dont il a réellement besoin. À vrai dire, il manque de tout. Quelquefois, je lui achète de la nourriture pour cuisiner. Carmelo a un grand cœur : une voisine passe pour lui quémander quelques piécettes qu’il ne sait lui refuser. Et puis, comment ne pas respecter son grand âge, ne pas le froisser au détriment de l’amère réalité de l’île ?
En Afrique par exemple, si je demande à plusieurs personnes la direction ou la distance pour atteindre un lieu, tous les avis divergents finissent par se soumettre poliment à celui du plus âgé d’entre elles, même si c’est faux. À l’image de Fidel, contre lequel on ne peut s’opposer qu’au péril de sa vie. Même mort et enterré, son fantôme tutélaire hantera encore longtemps les Cubains. Más sabe el diablo por viejo que por diablo, “Le diable est savant, non parce qu’il est le diable, mais parce qu’il est vieux”, dit le proverbe !
J’ai beaucoup de respect pour les pionniers, ces légendes vivantes qui incarnent une portion de mémoire et, pour certains, semblent défier le temps. Quant aux héros, ils meurent jeunes, souvent assassinés : le Che à 39 ans, Camilo à 27. En côtoyant Carmelo, je ne peux m’empêcher de penser à d’autres personnages de sa génération sur d’autres continents : le cycliste amateur italien Tziu Giuliu, né en 1913 et toujours vivant, ou le Sud-Africain Eric Attwell (1914-2003) qui, après avoir traversé l’Afrique à vélo à l’âge de 22 ans avec son frère Jack, est retourné en bateau dans son pays en 1946. Quelques années plus tard, son opposition au système de l’apartheid lui vaudra quarante-neuf jours de prison et vingt-neuf ans de privation de passeport ! Et puis, Robert Marchand, né en 1911, double recordman, de l’heure et du 100 kilomètres sur piste dans la catégorie des plus de 100 ans, un fou de la petite reine, qui participa aux mobilisations du Front populaire en 1936 et est toujours abonné à L’Humanité. On ne cesse pas de pédaler quand on vieillit… on vieillit quand on cesse de pédaler.
Carmelo a-t-il réellement la passion du vélo ? Ou, comme Fidel, l’obsession d’être un héros ? “J’ai appris que la volonté de surmonter une cible est plus puissante que la force de le faire”, confie-t-il, à l’image de Patria o muerte, venceremos !, “La patrie ou la mort, nous vaincrons !”. Il est au crépuscule de sa vie, et aussi l’un des ultimes témoins de la révolution. Comme l’écrivit George Orwell : “Seul, libre, l’être humain est toujours vaincu. Il doit en être ainsi, puisque le destin de tout être humain est de mourir, ce qui est le plus grand de tous les échecs. Mais s’il peut se soumettre complètement et entièrement, s’il peut échapper à son identité, s’il peut plonger dans le Parti jusqu’à être le Parti, il est alors tout-puissant et immortel.” Aucun humain ne peut assurer la cohérence du monde ou d’une île, fût-elle mythifiée. La Cubanidad, la belle affaire ! D’un autre côté, je me sens fragile comme Carmelo : je ne suis qu’un homme et porte en moi, comme tous les autres, d’une façon viscérale, un désir d’immortalité, ce besoin vital de laisser une trace. »
(p. 249-255)

Chapitre V – Vers Bagdad (p. 87-91)
Chapitre IX – Traitements amers (p. 145-149)
Extrait court
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