Collection « Nature nomade »

  • Sagesse de l’herbe
  • Adieu Goulsary
  • Avec les ours
  • Bergère
  • Initiation (L’)
  • Un hiver de coyote
Couverture
La première expédition :

« En cours de matinée, l’ourson se familiarise tant avec l’environnement qu’il se permet des écarts d’une vingtaine ou d’une trentaine de mètres. Il fait un crochet au fond d’un bois, plonge dans un buisson, s’aventure dans un ravin, sans jamais toutefois s’attarder. À peine ressorti, il me cherche des yeux. Il a peur de me perdre. Quand je fais du sur place ou que je m’écarte de 5 ou 10 mètres, l’ourson ne s’en inquiète pas. S’il daigne m’accorder un regard, c’est pour reprendre aussitôt son furetage. Mais je n’ai pas plus tôt fait une dizaine de pas qu’il me rattrape déjà, se met sur mes traces et me suite à 5 ou 6 mètres. Dans la journée, Tocha aura détruit plusieurs taupinières et une fourmilière. Il a découvert sur un sapin le nid abandonné d’un merle et l’a longtemps trituré jusqu’à le démolir complètement. Il a appris à retourner les petites pierres pour fouiller dessous.
Il est 11 heures du soir lorsque nous arrivons au poste forestier Stoulovski, une simple izbouchka. Voilà qui met Tocha en appétit mais, dans l’obscurité, je ne peux voir ce qu’il mange ni combien. Fatigué, j’essaie de l’appeler à plusieurs reprises. Rien à faire, il ne veut pas quitter la clairière.
La vieille isba comporte deux pièces. J’en occupe une et laisse l’autre à Tocha. Un bruit me réveille dans la nuit. L’ourson cogne un bris de planche et frappe à la porte avec sa patte. Trois heures pile, dit ma montre. Au point du jour, l’animal demande à sortir. Comme je renonce à le laisser seul sans surveillance, je m’habille à la hâte, engloutis quelque chose à manger et sors en me débarbouillant à la rosée du matin. Du sommeil, plus une trace. Tocha balaie l’endroit d’un œil affairé et disparaît dans le buisson le plus proche humecté de rosée. Il émerge quelques minutes plus tard, s’ébroue dans une myriade de gouttelettes et entreprend de fouiller dans un tas de bois informe en quête de vermoulures. Je profite de l’instant pour inspecter la pièce où il a passé la nuit. Je découvre quatre petits tas excrémentiels que je range dans un sachet en plastique. Je les examinerai au grand jour. J’y trouverai pour l’essentiel des résidus végétaux, mais aussi deux cailloux plats de 2 centimètres sur 1, des aiguilles de sapin, une pellicule en polyéthylène (peut-être un emballage de cigarettes) et un lambeau de tissu de couleur. Où a-t-il dégotté tout ça, mystère : l’endroit est très peu fréquenté.
La journée se passe dans le coin. Nous allons aux marécages de Katine Mokh et à la rivière Joukopa. Nous parcourons une aunaie, où chaque pas arrache à la terre un gargouillis spongieux, traversons de jolies pineraies, puis un pré vert vif où pousse une herbe à foin jeune et drue. Tocha s’intéresse à tout. S’il avise une souche qui dépasse d’un tapis de mousse marécageux, il faut à tout prix qu’il y aille pour la tripoter, ou même pour la renverser en faisant voler tout un nuage vermoulu marron jaune. Quand s’envole une gélinotte, il va voir l’endroit sans hâte, le flaire, s’y attarde, à l’évidence intéressé par l’odeur.
Scène amusante de l’ourson dans la rivière… La Joukopa est peu profonde à cet endroit. Tantôt le flot se laisse courir sur un fond de gros galets, tantôt il rebondit sur les rapides et s’entonne entre deux rochers, sculptant des langues de sable jaune à l’intérieur d’un coude abrupt, tantôt il s’apaise dans un tourbillon noir cerné de saules dont les branches effleurent la surface. Voyant cela, Tocha entre dans la rivière jusqu’au ventre avec des reniflements mêlés de plaintes. Bientôt il ne laisse plus paraître hors de l’eau que le nez et les oreilles, puis se risque à plonger la tête entière. Il émerge d’un bond, étourdi, se met à fouetter la surface avec ses pattes. Calmé, il s’allonge à nouveau, plus près du bord cette fois, où il y a moins de fond. Tout en lui trahit la volupté qu’il éprouve. Il plonge le museau dans l’eau jusqu’aux oreilles, plisse la paupière, fait des bulles, souffle tant qu’il peut, secoue la tête dans une auréole de gouttelettes. Drôle de spectacle de le voir tenter d’attraper, l’air sérieux, un galet lisse et rond avec ses pattes griffues. La pierre résiste et, à peine sortie de l’eau, replonge, Tocha ne désespère pas, la ramasse encore avec patience mais non, rien n’y fait. Alors, le corps penché, l’épaule droite en avant, il fend la rivière à toute allure en soulevant des rideaux d’embruns. Il se passe encore beaucoup de temps avant que l’ours trempé et fatigué n’aille se vautrer sur le sable chaud, à plat ventre, le souffle court, les yeux fouineurs. L’instant d’après il gambade à nouveau sur le sable qu’il brasse à coups de patte. Soudain il s’arrête et entreprend de creuser un trou profond, jusqu’à la nappe d’eau. Tocha passe encore une heure entière au bord de la rivière. Puis, s’ébrouant, il s’éloigne de la rive et va mordiller de jeunes pousses de laîche dont il ronge le pied juteux. Tocha et moi errons ainsi jusqu’à la nuit.
La journée m’a apporté une masse d’impressions et de connaissances. L’ourson paraît alerte et frais, toujours prêt à butiner d’un endroit à l’autre, alors que mes jambes ne me portent plus et que je prépare ma couche à la hâte, où je m’endors instantanément. Mais à 3 heures, comme l’autre nuit, Tocha fait son remue-ménage dans la pièce d’à côté et je n’ai plus qu’à sortir. Encore une journée à vagabonder. À plusieurs reprises l’ourson me réclame à manger. Il s’approche de moi, s’assoit, prend un air pitoyable et triste, et se met à gémir d’une façon répétitive : y-y-y-ym, y-y-ym… Je tourne le dos, ce qui suffit pour que cesse la plainte. Alors Tocha met de côté sa mendicité, galope à travers prés vers l’arbre le plus proche, s’y juche, redescend, continue sa course, le tout en quelques secondes. Le jeu s’arrête aussi brusquement qu’il a commencé, et l’ourson qui l’instant d’avant faisait le fou est maintenant occupé à choisir des pousses fondantes de graminées. Vers midi, Tocha dort près d’une heure, blotti contre moi, et je profite de ce temps de répit pour mettre de l’ordre dans mes carnets bâclés.
Trois journées passent, pleines à craquer de l’aube à la nuit. Quand, épuisé, je regagne l’izbouchka, je ne pense qu’à me jeter dans un coin pour dormir. Mais Tocha est déchaîné : il a parcouru mille détours, fouillé le sol et barboté dans les flaques, et tout en lui respire la satisfaction.
De retour à la maison, je commence par le peser. En trois jours, il a couru plusieurs dizaines de kilomètres et mené un train sans répit tout en étant privé du moindre appoint alimentaire. Ce faisant, il n’a perdu que 170 grammes. Je décide donc de préparer une expédition prolongée dans la forêt avec les trois petits. »
(p. 62-66)

Dans les champs d’avoine (p. 142-147)
La tanière, ça compte ! (p. 180-185)
Extrait court
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