Collection « Compagnons de route »

  • Ernest Hemingway
  • Blaise Cendrars
  • Antoine de Saint Exup?ry
  • Stanley Kubrick
  • Vladimir Vyssotski
  • Joseph Kessel
  • Pana?t Istrati
  • Abb? Pierre
  • Henry Miller
  • Robert Louis Stevenson
Couverture

Henry Miller, La rage d??crire
Valentine Imhof




Paradoxalement, peu d??crivains semblent aussi m?connus qu?Henry Miller. On sait g?n?ralement qu?il est l?auteur d?une poign?e de romans au contenu sexuel explicite et obsc?ne, sa liaison torride avec Ana?s Nin a fait l?objet d?un film dans les ann?es?1990, et on lui attribue, parfois, une paternit? dans l??mergence de la Beat Generation et des mouvements de la contre-culture am?ricaine des ann?es?1960? Voil? ? quoi semble se r?sumer Henry Miller, et cela quand on ne fait pas l?erreur de le confondre avec son homonyme Arthur? Or, ces quelques lieux communs, r?ducteurs et approximatifs, masquent l?une des figures majeures de la litt?rature am?ricaine du XXe?si?cle dont la prose, ?ruptive et flamboyante, sait ?pouser les m?andres et les contradictions d?un esprit original, subversif, cultiv? et profond?ment humain.

Pour Henry Miller, tout commence par une immense d?ception. Nourri de Thoreau, Whitman et London, il r?ve, adolescent, de nature et de grands espaces et souhaite se confronter ? l?Am?rique mythique et ?ternelle, celle des chasseurs de bisons, des trappeurs et des chercheurs d?or. Mais il a vite le sentiment d??tre n? trop tard, se sent exil? ? New?York, sans racines dans une ville grise et monstrueuse qui a pour lui la duret? et la froideur d?un cachot, et il ne voit pas o? est sa place dans cette soci?t? du d?but du XXe?si?cle qui a pour valeurs r?ussite mat?rielle, production de masse, profit et consommation effr?n?s. D?s lors, convaincu de son inad?quation intrins?que, d?un d?calage irr?m?diable, qu?il ?prouve m?me au sein de sa famille, il refuse de devenir un rouage de la machine, un citoyen, un fils, un ?poux mod?les et de se conformer aux attentes, d?o? qu?elles viennent. Il n?assure pas la reprise de la boutique paternelle, rejette l?esclavage organis? qu?est pour lui le monde du travail et crache sur les promesses de faux bonheurs achet?s ? cr?dit et vant?s par les enseignes. Et, un jour de 1922, ??flemmard?? autoproclam?, il d?cide, apr?s plus de trente ans de d?sabusement et de dilettantisme professionnel ? qui lui ont fait exercer des dizaines d?emplois pr?caires ?, de devenir ?crivain. ?crire, sinon rien, ?crire co?te que co?te, puisque tout le reste a lamentablement ?chou?, ?crire pour ?chapper ? la folie et peut-?tre ? la mort, ?crire pour saisir le monde ? bras-le-corps, ?crire pour s??prouver et tenter de comprendre qui il est.

Il se lance dans cette ultime ?chappatoire avec l??nergie et la rage du d?sesp?r?. L??criture devient une lutte de chaque instant, un combat vital pour celui qui a associ? de mani?re ?troite ???crire?? et ??vivre??. Et la pers?v?rance dont il fait preuve est alors admirable. Sa vie devient une course de fond, doubl?e d?un parcours du combattant, tant sont nombreux les obstacles qui contrarient l?accomplissement du destin qu?il d?cide de se forger.

Autodidacte, Henry Miller est avant tout un lecteur prodigieux, vorace. La compagnie des livres lui permet de chercher les ?crivains dans leurs ?uvres et de trouver sa place parmi eux, de s?inscrire dans une g?n?alogie litt?raire, de se constituer une famille, dont il choisit les membres, dans laquelle il peut avoir plusieurs p?res, plusieurs fr?res et quelques s?urs, de tout ?ge, de toute ?poque, de toute culture et de tout continent, avec qui les affinit?s sont ?videntes et tellement plus grandes que celles impos?es par la filiation biologique. Mais il arrive aussi que ses enthousiasmes litt?raires le submergent et que ses figures tut?laires (Proust, Hamsun, Dosto?evski, Rimbaud,?etc.) l??crasent et le laissent, d?sempar?, face ? sa propre incapacit?. ? New?York, l??criture se refuse, ou du moins ne se donne pas tout de suite. Trop d?impatience, trop de frustrations affectives et mat?rielles, un trop grand besoin de reconnaissance imm?diate. Il lui faut plus de dix ans de t?tonnements et surtout un d?part ? Paris avec quelques dollars en poche pour enfin trouver sa voix, ce ??je?? qui lance un d?fi tonitruant ? la litt?rature, ? l?art et ? Dieu d?s les premi?res pages de Tropique du Cancer. Henry Miller a alors 43?ans mais le combat ne fait que commencer parce qu?il doit ensuite batailler pour ?tre ?dit? et surtout lu. En effet, pendant plusieurs d?cennies, les censeurs condamnent ses ?uvres pour obsc?nit?, en interdisent la vente et contribuent ? construire l?image du personnage sulfureux qu?il est encore.

Le mal est fait, du moins le malentendu car, d?une certaine mani?re, Miller ne s?est jamais r?ellement remis de ce succ?s de scandale, qu?il n?avait ni anticip? ni voulu, mais dont il avait, en revanche, pressenti les dommages?: l?accent mis sur quelques pages de quelques ouvrages seulement l?a install? au rayon des ?crivains licencieux pourvoyeurs de sous-litt?rature et a fait perdre de vue l?auteur, au plein sens du terme, et le caract?re ? la fois unique et multiple de son ?uvre, qui compte des dizaines de romans, essais et nouvelles, sans mentionner sa correspondance.

Jusqu?au bout, on sent chez Henry Miller un besoin de reconnaissance et une fragilit?, que ne vient pas combler sa notori?t? soudaine qui arrive pour de mauvaises raisons et trop tard. Tout cela l?accable et ne r?pond pas ? la question angoiss?e qui le taraude depuis ses d?buts?: ??Suis-je vraiment un ?crivain???? Alors, lui qui s?est toujours r?v?l? hors syst?me, hors id?ologie, hors establishment, tente ? pr?s de 90?ans, d?obtenir une l?gitimation en convainquant nombre de ses amis ?crivains et ?diteurs de se mobiliser pour contacter l?acad?mie su?doise en sa faveur? Mais le prix Nobel de litt?rature 1978 lui ?chappe? Et Henry Miller meurt l?ann?e suivante, deux jours avant la parution de son dernier livre, une somme sensible et ?clair?e sur l??crivain anglais D.?H. Lawrence, qu?il avait commenc? ? ?crire ? Paris, plus de quatre d?cennies auparavant?

Cr?ateur infatigable et iconoclaste, Henry Miller a choisi de chanter la vie, de chanter sa vie, m?me dans ses manifestations les plus triviales. Sa voix singuli?re, son ton familier, sa verve ?rudite, sa faconde d?brid?e, son entrain irr?sistible s?duisent et ses textes, empreints de sa pr?sence g?n?reuse et de sa bonne humeur communicative, semblent ne pas vieillir, surtout quand il s?agit de d?noncer les exc?s de notre soci?t? et de s?en indigner, certes, mais aussi de les rendre moins nocifs en leur opposant la force du rire et en conservant la capacit? d?admirer les merveilles que rec?le encore notre monde.

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