Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Janvier :

« J’ai laissé ma sueur sur des presses à emboutir, des bouts de doigt et de peau sur des sertisseuses ou des décolleteuses dont les bavures de caoutchouc me brûlaient les avant-bras. J’ai débardé à bout de bras des quartiers de viande dans des chambres froides où régnait l’hiver en plein été. J’ai récuré des fosses qui empestaient l’oignon pourri ou la vache crevée, vendangé pour un salaire indécent les vignes les plus prestigieuses, aligné des millions de flacons dans des milliers de petites boîtes, entreposé des centaines de palettes remplies de cochonneries sur des chariots élévateurs au travers de hangars grands comme des halls d’aéroport. J’ai poli des engrenages, limé, serti et boulonné l’acier. J’ai dressé des tables pour des nababs plus avares que des papes. Autant de représentations palpables, d’expériences où le monde se révélait dans sa pure réalité. Séjours au cœur de l’abrutissement progressif où je sentais peu à peu se dissoudre en moi tout ferment intellectuel. Je participais à un ordre où la bêtise écrase le génie.
Quelle occupation désolante que de creuser le tombeau où l’on va vous ensevelir ! La conscience professionnelle mise à profit des plus basses tâches est à l’origine de bien des malheurs. Je me demande d’ailleurs comment j’ai pu abattre tous ces boulots ingrats et les abattre aussi bien, conscient de l’ordre que je servais. J’y ai d’ailleurs abandonné une part suffisante de moi-même. Au nom d’un triste salaire, j’encaissais avec la politesse du condamné, répétant mille fois le geste qui me faisait mourir. Étrangement, c’était comme si je me levais chaque matin pour aller défendre une juste cause. Je faisais partie de cette sorte d’hommes, toujours à simuler, à se renier, disponibles, commis d’office, droits dans les convenances. Je jouais les utilités, les âmes dégradées. Je n’avais pourtant aucun boulet à la patte et c’est ce qui faisait ma grande contradiction. Je désirais par-dessus tout ne rien voler, ne rien accepter d’autre pour mérité que ce qui semblait chèrement acquis. J’avais horreur des situations d’avenir. Je servais la machine tout en obéissant à ce penchant déjà ancré au fond de moi, à cette étrange aspiration à vivre matériellement démuni. Entêté, je poussai jusqu’à refuser de mes parents qu’ils consacrent un seul centime à m’offrir les moyens de ce qu’on appelle une carrière. À dire vrai, je ne faisais rien d’autre que m’égarer dans une pénibilité qui n’était pas la mienne. Comme ceux que je côtoyais, j’étais moi aussi coupable de soumission volontaire. Naïf, j’ignorais que l’exploité se complaît parfois dans les griffes de l’exploitant et que chacun n’a pas envie de terrasser sa servitude et ses ignorances. Écueil de la modération : à force de s’effacer, on finit par disparaître. À cette époque, j’étais incapable de donner une direction à ma radicalité.
Pour retrouver ma propre trajectoire, il me fallait d’urgence déserter cette mauvaise farce, faire le tri et regarder les solutions qui me restaient. Je décidai de ne plus disperser mon énergie dans le néant mais d’aller enfin ma pente naturelle : je voyagerais pour voir le monde et lui voler sa part de chaleur et d’humanité. Oui, c’était dit, j’irais rencontrer la planète, je disparaîtrais sous les cimes, je naviguerais sur le flot sauvage des cours d’eau avant de devenir un homme-machine, marqué et repéré. Je dévorerais l’espace à la poursuite de l’horizon. Comme un navire navigant à l’estime, je fouillerais l’inconnu démesuré. Cela répondait autant à une volonté profonde qu’à la nécessité de me mettre en retrait de mes aversions les plus indicibles.
Au bout d’un tel chemin d’ornières et d’obéissance abrutissante, peu importe au fond s’il s’agit ou non d’entrer en rupture. Parce qu’un beau matin – et ce fut pour moi l’aube d’une vie passée à découvrir le monde – nous n’acceptons plus les conséquences, nous refusons de retourner le couteau contre nous-mêmes, nous décidons que nous ne jetterons plus le charbon dans les machines, et ce mouvement sans appel règle bon nombre de questions. Le clou refuse d’offrir sa tête au marteau, l’esprit décide qu’il n’est plus question de courber l’échine, d’“entrer sous le harnais”, disait Henry Miller.
De cette partie de mon existence, je suis sorti grandi. J’ai écopé ce vieux reste de naïveté et appris que celui qui voudrait s’élever sans détruire fait un bien triste sire. Mais pourquoi se poser des questions. Humiliants et humiliés, repus et courbés, possédants et possédés, rentiers et soutiers… l’antique allégeance de l’esclave au maître fait figure de complainte dépassée. Les visions d’ensemble n’ont jamais apporté aucune paix. Dans un monde où sens et moralité se diluent dans l’étiolement au point de sembler ne plus exister, qui tend cyniquement à bafouer le légitime, à faire croire que tout se vaut, les frontières s’effacent. Le sens de la distinction est comme une notion à réinventer.
Ainsi opère le lent travail du temps nécessaire à saisir l’ampleur de nos métamorphoses. Car l’expérience est parfois longue à se diluer dans les arcanes de la conscience. Peut-être suis-je enfin sur le point de faire la paix avec moi-même ? De ces jeunes années sont nés le discernement et la lucidité. Ces boulots ingrats m’ont façonné, ils ont ensemencé celui que je suis devenu. Ils ont été des avertissements, des leçons de choses que je m’efforce chaque jour de ne pas oublier. Ils m’ont appris à parler d’expérience, et seulement d’expérience. Ils m’ont aidé à me diriger dans la nuit des faux-semblants, et à cerner d’un peu plus près le poids des êtres et des choses. Et voilà où j’en suis aujourd’hui : je vis dans une cabane à 12 000 kilomètres du lieu de ma naissance. De retour sur cette île, je m’efforce de suivre mon sillon et de répandre le sel d’une résistance sans prétentions. »
(p. 122-124)

Octobre (p. 38-40)
Décembre (p. 110-111)
Extrait court
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